Portrait d’écrivain : Dino Campana

Dino Campana, Raffaella Morgan - La Bibliothèque italienne

Dino Campana. Illustration de Raffaella Morgan

Par Elena Varvello

1885 – Autour de Dino Campana, « poète fou », tout un univers d’images et de symboles s’anime.

Il amène avec lui, à la manière peut-être de tout poète authentique, l’ombre d’une conquête fragile – la reconquête de soi dans l’azurée et Mystique Chimère –. Poésie, rêve et lueur, entrevue à peine derrière une tour, dans la ruelle d’une ville maritime, le long de la berge d’une rivière, et déjà perdue.

Ainsi, le fait de pouvoir se retrouver, une fois que l’on s’est perdu, seulement dans la parole poétique; ce désir de renaissance, pur et solitaire, dans un nouveau monde de beauté et d’authenticité, c’est à la fois le salut du poète et sa séparation tragique d’avec le monde (Hölderlin, renfermé dans la tour d’une prison, et Campana, entre les murs d’un asile d’aliénés, seul et oublié, les dernières vingt années de sa vie).

Dans l’optique de Campana, en effet, la poésie – celle du renouvellement religieux et des vœux – exige le sacrifice d’une victime innocente, et tandis que les autres observent d’un air impassible (la culture servile et conservatrice, « recouverte par le sang de l’enfant », le monde des parvenus, une « génération de petits voleurs »), pour Campana, le moment de la découverte correspond à l’éloignement, l’incompréhension, la folie et la mort de l’« homme » parmi les hommes.

Pendant que les autres « errent comme des fantômes » dans une Italie à la charnière de deux époques – entre l’esthétisme de D’Annunzio et les tentatives funambulesques du futurisme –, Dino, affranchi de toute école, sans métier et sans domicile fixe, aspire à un « ciel qui ne soit défiguré par l’ombre d’aucun Dieu » : à l’élément de base, à la vie primordiale et ambulante, aux vastes espaces étoilés et aux mers noires, à la Pampa argentine animée par les guitares et par le vent, à la Toscane, terre de beauté et de tradition, pays de Dante et Francesco et du grand chant italien; enfin à Gênes, blanche et sauveuse de la mémoire, lieu d’abordage et port clair de l’humble et honnête travail de l’homme, mais aussi dure et dévastatrice comme le monde plongé et perdu dans la nuit noire et profonde du chaos.

Au cours de ce voyage – qui est à la fois concret et poétique – tout se fond dans la seule œuvre publiée de son vivant : Chants orphiques (Canti orfici) (la première édition autoproduite remonte à 1914, texte au vécu tourmenté : imprimé, puis perdu, republié et révisé sans cesse, enfin oublié par l’auteur lui-même, aux prises avec la bouleversante expérience de la maladie mentale et de l’hospitalisation); pour lui, des terres vertes et des océans se sont ouverts, les chaînes alpines escarpées, pures et solitaires; un ciel éternellement parsemé d’étoiles a recouvert en un instant le monde d’espérance et de douceur. Au milieu de paquebots et de pauvres chambres, au milieu des chapiteaux du cirque et le long des rues ensoleillées, le poète a expérimenté la brulure de la parole, sa brulure vaine, amoureuse et féroce; la nécessaire, bien que dévastatrice, fuite du monde qui essaie de le faire taire; l’inévitable et folle multiplication de soi (ainsi, Campana est à la fois le Russe, peintre et anarchiste, et Regolo, « malade à plusieurs reprises, possédé par le démon de la nouveauté qui l’entraînait en fonction des coups de chance, réussissant toujours »; il est encore Faust, l’amant des prostituées, jeune et joli, et l’enfant sacrifié, dans une hallucinante image finale).

Si, donc, chaque poète, comme on le disait, vit la perte et la reconquête de soi dans la Parole, beaucoup ont pourtant hâte de construire une maison confortable ou un barrage solide qui les protège de la folie – à entendre comme l’abandon incessant du monde habituel, en échange de ce que Campana appelle l’« irréparable ».

Seul un être religieux, faible et dévoué à l’échec comme Campana, qui ne s’est jamais « plié à sacrifier à la monstrueuse et absurde raison », est destiné à succomber, immolé sur l’autel de la « culture » institutionnelle, qui toujours méprise et craint la splendide et dangereuse comète.

Cet article est disponible en version originale sur le site Exlibris 2.0

Traduction de Marta Somazzi

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