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Conversation avec la traductrice Agathe Mélinand

Par Gessica Franco Carlevero

Agathe Mélinand, codirectrice avec Laurent Pelly du Théâtre national de Toulouse, est metteuse en scène, dramaturge et traductrice.

À l’occasion de la représentation de L’Oiseau Vert de Carlo Gozzi au théâtre de la Porte Saint-Martin, à Paris, du 16 mai au 17 juin, nous lui avons proposé de répondre à quelques questions sur son travail de traductrice et sur la figure, un peut oubliée aujourd’hui, de Carlo Gozzi.

 

Comment vous êtes-vous venue à l’italien ? Comment avez-vous appris cette langue ?

À la Maîtrise de Radio-France dont j’ai suivi le cursus de l’âge de dix à quinze ans, la formation était axée sur la musique et le chant choral, nous apprenions donc les deux langues principales du chant. En sixième, l’allemand, et l’italien à partir de la troisième. Contrairement à l’allemand pour lequel je n’étais visiblement pas très douée, je suis entrée dans la langue italienne comme dans un rêve. Le professeur avait une méthode particulière, elle nous faisait apprendre de longs textes par cœur. Et je me souviens encore aujourd’hui, quarante ans après, du début de mon premier texte : « Intanto, il marinaio più giovane veniva avanti portando certe grosse tazze dove, sotto due fette di pane, fumava il bon caffè nero… » Il faut croire que la méthode était bonne ! J’ai tout de suite adoré les sonorités, le fait de prononcer cette langue ronde que je trouvais facile comparée à l’allemand. C’est donc, comme ceci, que j’ai rencontré l’Italien.

Pourquoi avez-vous choisi de travailler sur Carlo Gozzi et, en particulier L’Oiseau vert ? Qu’y a-t-il dans ce texte qui a captivé votre attention ?

J’avais déjà traduit, pour une mise en scène de Laurent Pelly, Le Menteur (Il bugiardo) de Goldoni. L’idée de mettre en scène L’Augellino belverde de Gozzi vient de lui. Mais il n’existait en français qu’une traduction-adaptation faite par Benno Besson au moment de la création de sa mise en scène fameuse[1], un nouveau texte de Nathalie Fillion écrit spécifiquement pour la mise en scène de Sandrine Anglade[2] et une traduction fidèle établie par Françoise Decroisette[3], chercheur à l’Université Stendhal à Grenoble. Cette traduction précieuse n’était néanmoins pas du théâtre et pouvait difficilement se jouer, il nous semblait donc opportun de proposer une nouvelle approche intégrale de cet Oiseau vert finalement méconnu. C’est comme cela que je suis entrée dans le monde merveilleux de Carlo Gozzi.

En lisant la pièce originale, ce qui m’a touchée c’est évidemment le fantastique, l’invention effrénée, la poésie, le rire, la magie… J’ai été frappée par les multiples styles de représentation employés par Gozzi. Dix styles d’écriture différents ! Lazzi très cadrés de commedia dell’arte, vers libres ou rimés, hendécasyllabes, vers martéliens de quatorze syllabes (de son ennemi l’abbé Chiari), scènes en dialecte vénitien, scènes poétiques, bouffes, philosophiques !… On ne peut être qu’émerveillé et fasciné par la liberté permanente de son travail, une jouissance de l’écriture très rare qui est comme une explosion de plaisir. Donc, en quelque sorte, traduire Gozzi, c’était lui rendre sa théâtralité totale et première, c’était jouer avec lui et se surprendre…

 

Pour quelles raisons, d’après vous, Gozzi est-il un auteur plutôt oublié, surtout si l’on pense à la renommée de son célèbre « adversaire », Goldoni ?

Les relations exécrables entre Gozzi et Goldoni étaient peut-être plus du domaine du marketing que de la vraie rivalité… Deux auteurs qui se détestent, deux rivaux, font beaucoup pour la vente de tickets… Le théâtre vénitien du XVIIIe, c’était le royaume de l’économie de marché et bien plus qu’aujourd’hui ! L’Oiseau vert, par exemple, qui fera un tabac, ne sera joué que dix-neuf fois… Il fallait donc se battre pour faire venir le public et vite !… Donc, à partir de 1757, Gozzi, qui travaille avec les acteurs masqués de Scacchi, dégomme à tout va Goldoni. Vive le retour de la commedia dell’arte, vivent les fables fantastiques, à bas le réalisme qui ne peut être que celui des poubelles !… Peut-être Gozzi paie-t-il encore aujourd’hui cette attitude réactionnaire et sa critique d’un auteur unanimement et mondialement célébré : le grand Goldoni, parti d’ailleurs s’exiler à Paris depuis trois ans lors de la création de L’Oiseau vert.

Et puis, contrairement à la Venise du XVIIIe siècle qui adorait le monde merveilleux et déjanté de Gozzi, ses fables fantastiques, magiques, comiques et philosophiques, les sociétés européennes des siècles suivants ne pouvaient, peut-être, que regarder tous ces délires d’un peu haut. Des contes napolitains ? [4] Qu’est-ce que c’est que ce galimatias ? Des oiseaux, des princesses, des pommes chanteuses, des eaux danseuses, des rois-cerfs, des corbeaux et des sorcières ? Mais c’est du théâtre pour enfants !… pensent les bien-pensants qui n’ont pas lu Gozzi mais qui connaissent leur Strehler sur le bout des doigts. Il faut dire que le célébrissime metteur en scène du Piccolo – qui a pourtant mis en scène en 1950 Le Corbeau de Gozzi – a fait beaucoup pour Goldoni. Environ dix pièces remontées sans arrêt tout au long de sa carrière. Le désamour pour Gozzi en France et en Italie, ne viendrait-il pas aussi de là ?

À l’étranger, il y a, en outre, le problème de la traduction. Comme il est peu traduit, il est peu mis en scène et peu connu. Pourtant The Green Bird qui bénéficie de son statut de « Sequel » à L’Amour des Trois Oranges sera monté trois fois au XXe siècle aux États-Unis et mis en musique jusqu’à Broadway !

Finalement, c’est peut-être L’Amour des Trois Oranges ou Turandot qui cachent l’œuvre théâtrale de Gozzi. On le prend pour un librettiste d’opéra…

Il est donc temps, urgemment, de redécouvrir Gozzi.

Comment avez-vous réussi à rendre l’italien du XVIIe siècle en français, tout en gardant un langage actuel ?

La langue de Gozzi est le contraire d’une langue ampoulée, noble ou précieuse. Monsieur le comte y va très carrément. Mon travail de traduction ne cherche donc pas à le moderniser ou à l’actualiser. J’ai juste voulu coller le plus possible à la version originale tout en ne faisant pas un travail d’archéologue, ce qui n’est pas mon rôle. Évidemment, c’est moi qui traduis, avec mes mots à moi et je ne suis pas un comte italien du XVIIIe siècle… Mais la langue de Gozzi et déjà suffisamment actuelle et brutale. Il faut, avant toute chose, s’oublier et la suivre. J’ai pu respecter les styles différents, écrire en vers quand il écrit en vers, en prose quand il écrit en prose, j’ai eu la chance de pouvoir mettre des mots sur les lazzi qu’il décrit et qui sont si précis. Pour le vénitien, j’ai essayé de trouver des équivalences avec des mots courts, des allitérations, ceci pour montrer la différence de langage des deux personnages qui parlent vénitien, Pantalone et le devin. Je me suis permis, comme Gozzi, des injures et des très gros mots. La seule chose que je n’ai pas pu faire et j’espère qu’il ne m’en voudra pas, c’est l’utilisation dans certaines scènes de l’hendécasyllabe et du vers martélien… Je me suis contentée du vers de dix pieds, du vers libre et de l’alexandrin. Bref, pour traduire Gozzi, il faut surtout suivre son humour qui s’amuse de ses personnages sans arrêt. Il se moque de la jeune fille Barbarina qu’il traite de pétasse (petazza en Italien !), de son frère-le-pouilleux-snob, du charcutier intéressé, de la statue qui pontifie, de la vieille reine érotomane, du roi hypocondriaque, il se rit de tous et de tout ! Il se moque même d’une figure qu’on pourrait penser intouchable. Car même l’oiseau vert magique est ridiculisé. Sans compter l’ex-jeune reine qui vit enfermée sous le trou d’un évier, les cheveux recouverts d’épluchures…

Y a-t-il des différences significatives dans le travail de traduction d’une pièce et d’un texte destiné à être imprimé, comme un roman ?

Mais le théâtre aussi est destiné à être imprimé !… Heureusement d’ailleurs. Non, je ne crois pas qu’il y ait finalement tant de différences. De toute façon, j’écris toujours à voix haute, que je traduise une nouvelle de Tennessee Williams, adapte un opéra d’Offenbach, traduise Goldoni ou Gozzi. Le mot, la phrase sont musique, la construction de la phrase, la place des mots sont architecture précise, qu’on le lise ou qu’on le joue. Il y a, bien sûr, la spécialisation en comique qui complique ou facilite, il y a cette mécanique très précise du rire que maitrise parfaitement un auteur comme Gozzi et à laquelle, à force, je me suis habituée. Finalement, quand on travaille pour le théâtre, quand on s’approche de la farce, même philosophique, on sait qu’elle s’adresse, avant toute chose au public qui le soir sera là. C’est pour lui que Gozzi écrit, c’est pour lui que je traduis. Pour le public, le metteur en scène et les acteurs… Évidemment.

[1] Création à La comédie de Genève le 2 novembre 1982.

[2] Création le 9 octobre 2010 à l’opéra de Dijon.

[3] Groupe d’études et de recherches sur la culture italienne. ELLUG Université Stendhal Grenoble 2012.

[4] Les Fables de Carlo Gozzi sont inspirées par Le Conte des Contes, un recueil de contes napolitains du XVIIe siècle de Giambattista Basile.

Agathe Mélinand travaille d’abord pour le cinéma, la presse et la musique classique. Au CDNA-Grenoble, elle a participé à la plupart des spectacles de Laurent Pelly. Elle a adapté et traduit En Caravane d’Élizabeth von Arnim, Des héros et des dieux – Hymnes homériques, Et Vian ! En avant la zique ! La Vie en roses ou Le Bonheur à 17 francs 80, For ever Stendhal, Les Aventures d’Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll…

Codirectrice avec Laurent Pelly du Théâtre national de Toulouse, elle traduit Le Menteur de Carlo Goldoni, écrit Cami, la vie drôle !, conçoit avec Laurent Pelly Natalie Dessay chante Michel Legrand, écrit Les Aventures de Sindbad le Marin. Elle met également en scène Les Mensonges de Jean-François Zygel, écrit et met en scène Monsieur le 6, d’après le marquis de Sade, adapte et réalise Tennessee Williams – Short Stories, écrit et réalise Erik Satie – Mémoires d’un amnésique.

À l’opéra, pour Laurent Pelly, elle a adapté treize opéras de Jacques Offenbach dont La Belle Hélène, La Grande-Duchesse de Gerolstein, Les Contes d’Hoffmann, La Vie parisienne, Le Roi Carotte. Elle a établi un nouveau livret du Roi malgré lui d’Emmanuel Chabrier et écrit de nouveaux dialogues pour La Fille du régiment de Gaetano Donizetti. Elle a aussi adapté les dialogues de L’Étoile de Chabrier et de Béatrice et Bénédict de Berlioz.

En 2016, elle traduit Les Oiseaux d’Aristophane, mis en scène par Laurent Pelly. En 2017, elle met en scène son adaptation, Enfance et adolescence de Jean Santeuil de Marcel Proust.

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