Conversation avec l’écrivaine Eleonora Mazzoni

Un entretien avec l’écrivaine Eleonora Mazzoni qui nous guide à la découverte de son roman « Les fivettes ». Un parcours au milieu d’un désir obsessif, du manque et de notre condition existentielle de « bois courbe ».

Par Cinzia Dezi

foto 1 per ChèvreEleonora, nous te remercions pour ta disponibilité pour cette interview. Ton premier roman (sorti en français sous le titre Les Fivettes aux éditions Chèvre Feuille Etoilée) s’intitule en italien Le Difettose, c’est-à-dire « les défectueuses ». Qui sont ces défectueuses ?

Dans mon roman, ce sont les femmes qui voudraient mettre au monde un bébé, mais qui n’y arrivent pas ; c’est pourquoi elles ont l’impression d’avoir, par rapport aux autres femmes, un défaut de fabrication, ou du moins c’est ainsi que la société les fait se sentir. Si en plus les « défectueuses » demandent l’aide de la science et entreprennent un parcours de procréation médicalement assistée, elles deviennent doublement « défectueuses », car l’artificiel est souvent perçu comme une chose qui n’est ni bonne ni juste, comme le fruit d’une hybris excessive, méritant d’être condamnée. Mais avec le temps je me suis rendu compte que les « défectueuses » sont aussi les femmes qui ne désirent pas avoir d’enfants, choix qu’il faut désapprouver, selon la plupart des gens, car ce n’est pas naturel non plus. Enfin, sont également « défectueuses » les mères qui, même si elles ont eu des enfants sans difficulté, se sentent gênées et pas à la hauteur de ce devoir fatiguant, et peuvent également faire l’objet de critiques. Bref, je pense que les femmes en général sont considérées comme « défectueuses » : c’est un héritage antique, pas facile à démonter ! D’ailleurs, n’est-ce pas à cause de l’une d’elles, la première, que l’homme a été exclu du paradis terrestre et que la mort est entrée dans le monde, ainsi que la douleur ?

D’où est née l’idée de ton premier roman ?

J’ai personnellement vécu l’expérience de ne pas réussir à donner le jour à l’enfant que je désirais. L’impulsion initiale a sûrement été celle-ci. Chemin faisant, je me suis rendu compte de deux choses. Que d’une part cette expérience touchait un grand nombre d’êtres humains, un monde bigarré du point de vue du statut social, culturel, économique, de l’âge et de la provenance géographique ; un monde souterrain et secret, encore peu raconté et sur lequel j’avais envie d’écrire. D’autre part, il me semblait que les thèmes de la stérilité et de la maternité manquée me permettraient de raconter autre chose : le début de la vie, par exemple, tellement impondérable et imprévisible, tellement en dehors de notre contrôle. Mais aussi la question du temps qui, depuis qu’on a transformé la mort en tabou, nous semble infini ; c’est pourquoi on se sent toujours plus jeune que ce qu’on est vraiment. Grâce à nos bons modes de vie, on réussit à masquer merveilleusement notre âge véritable. Et souvent on a tendance à différer le moment des choix et des décisions.

Le Difettose (Les Fivettes) est aussi, à mon avis, la description d’un désir obsessionnel pour lequel on tente tout. Ce thème est lié, entre autres choses, à celui de l’échec. Pourrais-tu approfondir ce point ?

Aujourd’hui, on regarde seulement le comble, la satiété, la goinfrerie. On aspire ardemment et on désire beaucoup, peut-être trop, en tout cas de façon démesurée. La société de l’efficacité nous pousse vers les résultats. Si on ne les obtient pas, ils deviennent comme des chaînons manquants, on se sent insignifiants. Ratés. Pourtant notre finitude est à la base de la vie. Les limites ne doivent pas toujours être entendues comme une insuffisance à surmonter, mais plutôt comme ce qui nous marque en tant qu’êtres humains : imparfaits, mais aimables et aimants, malgré tout. Il faut apprendre à accueillir ce « manque » et à le faire devenir moteur de croissance et d’amélioration. Et cela parce que, comme le disait Rilke, « ce qui nous sauve enfin, c’est notre être sans protection ».

Tu as aussi une formation en tant que comédienne. Tu as joué au théâtre et au cinéma. Comment cette passion se mêle-t-elle à celle de l’écriture ?

Pour le moment, il n’y a pas eu de relais entre les deux activités, celle d’actrice et celle d’écrivaine. Désormais je ne joue plus. Je n’en ressens plus l’envie et surtout je n’aurais plus le temps. L’écriture m’absorbe complètement. Mais, au-delà des romans, j’aime aussi écrire pour le théâtre et le cinéma. Par exemple, un spectacle tiré de Le Difettose est en tournée en Italie depuis trois ans.

Une dernière question : pourquoi écris-tu ?

Exactement pour les mêmes raisons qui autrefois m’avaient poussée à jouer. Pour dénicher ou construire, dans le chaos du monde, un indice de sens, pour rechercher une « faible lueur frottée là-bas » qui ne soit pas seulement « celle d’une allumette ».

Bibliographie italienne :

Bibliographie française :

  • MAZZONI, Eleonora, Les Fivettes, traduit de l’italien par Paola Casadei, éditions Chèvre Feuille Etoilée, 2018.

 

1 Comment on Conversation avec l’écrivaine Eleonora Mazzoni

  1. Très bon entretien. Merci à Cinzia Dezi et à la Bibliothèque italienne de parler de ce livre qui nous a tellement plû ! De plus son auteure est une femme formidable et très documentée sur cette thématique. Ses conférences sont très instructives et passionnantes. Il se dégage de ce livre une forte énergie et une sensation de « sororité « .

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