Conversation avec Roberto Ferrucci
Propos recueillis par Sophie Maglia
La Marelle, basée à la Friche, à Marseille, accueille ces jours-ci l’écrivain vénitien Roberto Ferrucci. L’association, spécialisée dans « la médiation culturelle de la littérature », propose à Marseille et dans sa région une programmation artistique destinée à relier les auteurs au plus large public : spectacles, lectures, rencontres… en milieu scolaire, à l’hôpital, en bibliothèque, ou encore au musée. La Marelle édite également des ouvrages en format papier et numérique, souvent issus du travail des auteurs accueillis en résidence.
C’est dans le cadre d’une résidence à La Marelle que Roberto Ferrucci est de retour à Marseille pour une série d’ateliers d’écriture et de conférence, en prélude à une résidence de création autour des écritures numériques prévue en 2019.
Roberto Ferrucci est écrivain, journaliste, traducteur et il enseigne l’écriture créative. Il est l’auteur du roman Ça change quoi (Le Seuil, 2010), préfacé par Antonio Tabucchi. Il a également publié à la Meet (Maison des écrivains étrangers et des traducteurs de Saint-Nazaire) le roman Sentiments subversifs. En 2016 a paru Venise est lagune (La Contre Allée), un cri d’alerte contre la présence de paquebots dans la fragile lagune de Venise. Son dernier roman, Ces histoires qui arrivent (La Contre Allée), raconte un voyage à Lisbonne sur les traces d’Antonio Tabucchi.
Il a accepté de répondre à quelques questions pour La Bibliothèque italienne, et nous l’en remercions !
Pour commencer, j’ai envie de te demander des nouvelles de la lagune de Venise, comment va-t-elle ?
De pire en pire. Elle est de plus en plus dans les mains des lobbies qui voient dans le tourisme de masse un vrai trésor. Les choses ont dégénéré ces trois dernières années à cause du nouveau maire, élu en 2015. Un entrepreneur. Être maire de Venise équivaut, du point de vue du prestige, à être maire de Paris, Londres ou New York. Bien évidemment à l’étranger les gens ont le droit de considérer les Italiens comme de vrais cons, vu qu‘après Berlusconi on n’a rien appris et on a même trouvé le moyen de tomber dans des situations encore pires.
Peut-on encore s’émerveiller lorsqu’on voyage, alors qu’on habite la plus belle ville du monde ?
Oui, on peut. La beauté est partout. Ces jours-ci je suis en résidence à Villa La Marelle, à la Friche et je trouve le quartier de La Belle de Mai très beau. C’est vrai, il s’agit d’un endroit qui semble être l’opposé de Venise. Eh bien non. Il me surprend, à chaque coin de rue je découvre des couleurs, des tags, des portes, des visages. Je sais que je vais dire quelque chose de fou, mais il y a des endroits, au Panier, qui ressemblent beaucoup à certains endroits du quartier de Castello, à Venise, où j’habite.
Peux-tu nous parler de cette résidence à La Marelle ? As-tu un projet en cours ?
Il s’agit d’une résidence brève, qui m’a été proposée par le directeur littéraire Pascal Jourdana, dédiée à des ateliers organisés en partenariat par La Marelle et l’association Passa Parola. Après, il y a un projet plus gros, plus long, pour l’année prochaine, mais je crois qu’il est trop tôt pour en parler aujourd’hui.
Pourrais-tu nous dire quelques mots sur les ateliers d’écriture que tu vas proposer ?
Ces derniers mois, je me suis beaucoup intéressé à une nouvelle forme, une nouvelle possibilité de prendre des notes, en plus du stylo et du papier. Il s’agit de toutes ces photos qu’on prend avec nos portables, sans cesse. C’est une possibilité qui n’existait pas il y a trois ou quatre ans. On peut utiliser les photos uniquement comme des notes visuelles, mais aussi les faire interagir avec l’écriture. Naturellement, je ne parle pas de l’écriture instantanée des réseaux sociaux, mais de celle qui demande plus de temps, de travail, de patience. L’écriture écrite, si l’on peut dire. Tout est devenu visuel. Moi, je veux proposer un parcours dans l’écriture classique, mais sans refuser ce que cette époque nous offre. Mais il y aura aussi une conférence sur Venise, qui a été organisée par la professeure Sebastiana Frau, de l’association Passa Parola.
À quand une correspondance avec Marseille dans un de tes livres ? (Comme celles que tu as établies avec Saint-Nazaire et Lisbonne ?)
En effet, je suis un peu en retard. Je crois que Marseille offre au niveau narratif les mêmes risques que Venise : tomber complètement dans les clichés. C’est pour ça, je crois, que je n’ai pas encore trouvé la clé pour raconter Marseille comme il faut, même avec un regard qui vient de loin, un regard de passage.
Quelle ligne de bus/tram/métro aimerais-tu prendre à Marseille, pour aller d’un terminus à l’autre, comme le fait le narrateur de Ces histoires qui arrivent ?
Le 49, sans doute. Je le prends toujours pour aller de la Friche au centre-ville et j’ai souvent fait le parcours en entier. C’est comme traverser la Méditerranée, avec toutes les ethnies qui montent et descendent le long du parcours. Le 49, c’est l’Europe que j’aime et comme j’aimerais qu’elle soit. C’est la première chose que j’ai eu envie de raconter, en arrivant ici. Mais quand j’en ai parlé à Pascal Jourdana, il m’a fait lire une magnifique nouvelle de François Beaune, intitulée Katrina, qui raconte le 49 comme j’aurais aimé le faire, même mieux, donc j’ai renoncé. Pour le moment…
Dans tes livres le narrateur se décrit souvent comme un voyageur distrait, s’attachant plutôt à une vision panoramique des choses. Pourtant l’écrivain que tu es porte une attention particulière aux gestes…
C’est parce que mon narrateur est vraiment comme moi. Il faut que je me force à ne pas être distrait. Je crois que quand je vois quelque chose qui m’intéresse, je commence à trop y réfléchir, et je perds le fil. C’est pour ça que je dois forcer mon attention.
Un autre motif récurrent de tes livres est l’idée de coïncidence. Les coïncidences te guident-elles dans ton écriture ?
Oui, tout à fait. Je crois de l’avoir expliqué, mieux, raconté, dans Ces histoires qui arrivent. Donc comme réponse, j’invite les lecteurs à découvrir ce petit livre publié chez La Contre Allée (http://www.lacontreallee.com/catalogue/fictions-deurope/ces-histoires-qui-arrivent)
Qu’est-ce qui, selon toi, dans le réel, résiste au romanesque ? Qu’est-ce qui n’aurait pas vocation à entrer dans le temps de la fiction ?
J’aimerais bien tenir hors du romanesque des choses horribles, qui ne méritent pas de devenir de la littérature. Par exemple les politiciens méchants : je trouve presque blasphématoire d’imaginer Trump, Salvini, Marine Le Pen ou Orban dans les pages des romans. Mais la force du roman, le privilège de la narration, c’est de pouvoir tout transformer en romanesque, n’importe quoi et n’importe comment.
Dans ton dernier livre, Ces histoires qui arrivent, dans lequel tu évoques ton amitié avec Antonio Tabbuchi, tu parles du rôle de l’écrivain. Selon toi l’écrivain est un citoyen chargé de défendre la liberté. La politique et la littérature parlent-elles la même langue ? La littérature peut-elle résister au caractère démonstratif et préconçu du discours politique ?
Antonio Tabucchi m’a appris à être libre, et cette liberté-là, à mon avis, signifie être toujours attentif à ce qui ce passe dans la vie quotidienne, être une sentinelle prête à signaler ce qui ne marche pas, les slogans main stream ressassés à la télé ou sur les réseaux sociaux, avec le pauvre langage de la politique d’aujourd’hui, attentive, surtout en Italie, à parler aux tripes des gens, avec des slogans, avec la démagogie, avec les fake news. Et alors bien sûr que non, littérature et politique ne parlent pas le même langage, et grâce à cela la littérature est donc de plus en plus, à mon avis, appelée à être une protectrice contre les bêtises qu’une certaine politique d’aujourd’hui proclame sans cesse. C’est ce qu‘Antonio Tabucchi a fait toute sa vie, en en payant les conséquences, mais en étant convaincu, justement, qu’un écrivain a le devoir d’agir ainsi. Moi, j’essaye de poursuivre son enseignement.
Pour finir, quelles recommandations de lecture d’écrivains italiens ferais-tu aux lecteurs de La Bibliothèque italienne ?
C’est un moment très compliqué pour la littérature italienne. On entend toujours parler de deux ou trois noms. Erri De Luca, Elena Ferrante, Silvia Avallone. Je parle des noms que j’entends toujours ici en France, comme s’ils étaient la littérature italienne d’aujourd’hui. Pas du tout. Ils ne sont rien, ou très peu. Des projets commerciaux plutôt que littéraires.
Alors des noms peu connus… Je commencerai quand même avec Antonio Tabucchi, bien sûr, très connu et très aimé. Et Daniele De Giudice, un des plus grands écrivains européens des trente dernières années. Mon ami Tiziano Scarpa, le plus prolifique et capable de traverser toutes les formes littéraires : roman, essai, théâtre, poésie. Simona Vinci, traduite ici en France, qui est mille fois mieux qu’Elena Ferrante, qui écrit de la littérature et pas du marketing. Et des écrivains pas encore traduits ici comme Mauro Covacich et Romolo Bugaro. Ou encore, Silvia Ballestra, Marilia Mazzeo, Davide Enia, Andrea Bajani, Andrea Canobbio. Et enfin, une Italienne qui écrit en français : Simonetta Greggio, en particulier son dernier roman : Elsa, mon amour, chez Flammarion, qui va vous faire découvrir l’immense Elsa Morante. Donc, allez-y, jetez la fausse tétralogie de L’Amie prodigieuse, et allez découvrir de vrais écrivains. (Oui, je sais, avec cette réponse je vais me faire détester par beaucoup de lecteurs et lectrices. Mais c’est mieux d’être sincère, n’est-ce pas ?)
Ateliers d’écriture et rencontres avec Roberto Ferrucci à Marseille
- vendredi 7 septembre – 14h00
Café littéraire Venezia è laguna (Venise est lagune)
Lieu : Passa Parola - samedi 8 septembre – 14h30
Atelier de lecture et écriture (francophone)
Attention > Lieu : La Marelle, Villa des auteurs, la Friche la Belle de Mai
Sur inscription à contact@la-marelle.org - vendredi 14 septembre – 14h00
Atelier de lecture et écriture (italophone)
Lieu : Passa Parola
Sur inscription à contact@la-marelle.org - samedi 15 septembre – 17h00
Conférence « Venise, un autre regard »
Lieu : Passa Parola
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