Conversation avec le traducteur Paolo Bellomo

« Pour moi la traduction donne ses meilleurs fruits dans la non-maîtrise de la langue d’arrivée, dans un mouvement de désapprentissage ».

Par Gessica Franco Carlevero

Paolo Bellomo est libraire, dramaturge et traducteur. Il a grandi à Bari en parlant tant bien que mal le dialecte et l’italien de cette ville. Sans le savoir, à 24 ans il a décidé de faire sa vie en France. C’est ici qu’il fera une thèse en littérature comparée portant sur l’archéologie de la pensée de la traduction littéraire en France et en Italie. Il aime manier les mots et jouer à faire et défaire les nœuds des œuvres littéraires avec plusieurs compagnons de route.

À l’occasion de la sortie de sa dernière traduction en français, Ceci n’est pas une chanson d’amour d’Alessandro Robecchi (éditions de l’Aube), nous avons eu un échange sur le travail et sa vision de la traduction.

Tu as débuté ta carrière en tant que traducteur du français vers l’italien. Tu t’es occupé de la traduction d’auteurs français comme Cécilia Houdart, Isabelle Desequelles, Pierre Loti, etc. Puis, en août 2020, est parue une traduction de l’italien au français, il s’agit de Ceci n’est pas une chanson d’amour d’Alessandro Robecchi, pour les éditions de l’Aube. Je trouve cela plutôt singulier. Est-ce que tu voudrais nous raconter tes sensations et tes impressions sur ces expériences ?

L’expérience de traduction vers le français, ma langue non maternelle, si on se limite aux pages publiées, remonte en réalité à la période qui va de 2013 à 2016, lors de mon expérience avec La Langue du bourricot, un collectif de traduction théâtrale dont j’ai été membre. Nous avons traduit, entre autres, des pièces d’Antonio Moresco et Emma Dante. C’est là que j’ai compris que le tabou du traducteur travaillant uniquement vers sa/ses langue/s de naissance méritait dans certains cas d’être enfreint. Grâce à la grande clairvoyance de la fondatrice du collectif, Céline Frigau Manning, dans La Langue du bourricot nous avions des traducteurs brésiliens, bosniens, roumains, russes, dont la langue maternelle n’était ni l’italien ni le français : leur apport à la traduction, la façon dont leurs langues ouvraient l’imaginaire a été essentiel. On dit souvent que pour traduire d’une langue à l’autre il faut une troisième langue, eh bien, là, on était servis. Mais ce n’est pas le propre du collectif, l’un des plus grands traducteurs de théâtre germanophone vers le français est un Autrichien, Heinz Schwarzinger. Lorsqu’il a commencé à traduire vers le français, dans les années 80 si je ne me trompe pas, il signait ses traductions sous le pseudonyme d’Henri Cristophe, il le faisait pour esquiver la méfiance des lecteurs.

Mais si je comprends bien, dans ta question il y avait une certaine curiosité quant à l’expérience elle-même de traduire dans les deux langues. Eh bien, c’est moins perturbant que ce que j’aurais supposé moi-même. Dans mon expérience, je trouve que le vieux refrain de Proust qui dit que chaque œuvre littéraire est écrite dans une langue étrangère trouve tout son sens. Lorsque je traduis une écriture comme celle de Célia Houdart en italien, je dois creuser quelque chose d’étranger à l’intérieur de la langue, créer cet unheimlic essentiel pour que la traduction demeure une écriture et pas simplement un jeu superficiel d’équivalences. Il en va de même pour une écriture apparemment plus agile, comme celle de Robecchi : traduire son humour, son rythme, me fait écrire dans un français sinon étrange, du moins un peu étranger. C’est là qu’œuvre la littérature, je crois. Puis il y a aussi autre chose, en tant qu’émigré-immigré j’ai un vrai plaisir, une vraie ivresse, à perdre mes repères. Après 10 ans passés en France, j’arrive encore à sentir le frisson de la non-maîtrise du français ; et je commence enfin à sentir une moindre maîtrise de l’italien, langue que je me suis appropriée depuis l’enfance avec la ténacité que seuls peuvent connaître, je crois, les bilingues dont l’autre langue, le dialecte dans mon cas, est fortement stigmatisée. Et contrairement à ce que l’on peut croire, pour moi la traduction donne ses meilleurs fruits dans la non-maîtrise de la langue d’arrivée, dans un mouvement de désapprentissage.

Une particularité dans ton travail est la collaboration avec d’autres traducteurs. Ceci n’est pas une chanson d’amour, par exemple, est une traduction à quatre mains avec Agathe Lauriot dit Prévost. Cela n’est pas très courant dans le domaine de la traduction. Peux-tu nous raconter ton point de vue à ce sujet et nous décrire concrètement comment s’est passé le travail ?

C’est vrai qu’il n’arrive pas souvent de voir deux ou plusieurs noms après la mention « traduit par ». Mais il est vrai aussi que ces entreprises sont moins rares que ce que l’on croit. Les exemples ne manquent pas, en France comme en Italie. Pour n’en citer que quelques-uns : la traduction de l’Ulysse de Joyce coordonnée par Jacques Aubert, à laquelle ont contribué Bernard Hoepffner, Danièle Vors, Pascale Bataillard, Michel Cusin, Sylvie Doizelet, Tiphaine Samoyault et Patrick Drevet ; dans un autre genre, il y a le travail monumental pour les Œuvres complètes de Freud aux Presses Universitaires de France (je renvoie ici pour plus de détail) ; dans le domaine italien, il y a la récente et excellente traduction des Chants orphiques de Dino Campana par Irène Gayraud et Christophe Mileschi ; en Italie, pour ne citer qu’eux, il y a Giuseppe Girimonti Greco, Lorenza di Lella, Federica di Lella et Maria Laura Vanorio qui ont traduit en binômes mobiles des auteurs comme Alain Mabanckou, Bernard Quiriny, Georges Simenon… Quand je pense à eux, je me sens moins seul ! Mais c’est important de rappeler que chaque entreprise a son propre dispositif, son propre fonctionnement.

Personnellement, je trouve que la relation qui s’installe entre traducteurs lorsqu’on traduit à plusieurs est comme une sorte de caisse de résonnance, ou de chambre d’écho, des relations impliquées par toute traduction : relation entre au moins deux langues, deux cultures, deux systèmes littéraires, entre l’original et la traduction, et je pourrais continuer pendant longtemps. Dans la relation entre co-traducteurs, se joue déjà le jeu du désapprentissage de la langue dont je parlais tout à l’heure : on partage ses propres lectures du texte et de ses résonances, ses propres expériences de la langue, de l’écriture – toujours indéniablement autres –, et on apprend que chacun.e place les censures et les libertés à des endroits complètement différents (même lorsqu’on est tous enfants de la Nation, hein !), bref on fait l’expérience de l’Autre.

Ce qui est essentiel pour moi, c’est d’engager ce type de travail avec des personnes qui ont une attitude claire par rapport au dispositif : au centre de tout se trouve le travail, on gère chacun son égo pour lui dire qu’il peut lâcher prise, qu’au final c’est toujours ce qui est mieux pour la traduction qui sera choisi, peu importe celui ou celle qui a avancé telle ou telle autre proposition.

Concrètement, chaque fois, ça marche différemment : pour Ceci n’est pas une chanson d’amour, Agathe Lauriot dit Prévost a joué le rôle de relectrice +++, c’est-à-dire que de mon côté je traduis tout, relis tout, et qu’à partir de là, de son côté, elle fait une relecture « dialoguante » du texte en commentant, en faisant d’autres propositions sur telle ou telle phrase, sur tel ou tel mot. Elle intervient bien évidemment aussi là où mon français peut être trop étranger. Ensuite, je relis ses propositions, j’accepte tout ce qui n’a pas besoin d’être discuté et je prépare le texte pour la phase la plus passionnante : celle où on relit tout à haute voix du début à la fin en nous arrêtant à chaque fois qu’il faut résoudre un nœud du texte, repéré précédemment ou pas. Une fois terminée cette phase, nous relisons chacun de notre côté, nous envoyons le manuscrit à relire à des proches qui échangent le plaisir de la lecture en avant-première contre le repérage de coquilles ou de points peu clairs du texte. Nous discutons encore une fois à deux ces commentaires et puis nous l’envoyons à l’éditeur.

Dans d’autres cas, par exemple pour les Cent Quatrains de Patrizia Valduga, traduit avec Camille Bloomfield et qui paraîtra en 2021, chacun a fait un premier jet de traduction de son côté et puis nous nous sommes retrouvés pour produire un quatrain français dont la rime et la métrique régulières soient vraiment au service de la force poétique de Valduga. Le plus souvent en présence d’un chat, Étienne.

Pour Gli habitué dei caffè, un recueil de textes de Huysmans que j’ai traduit avec Luca Bondioli, nous nous sommes partagé les textes à traduire dans une sorte de premier jet, nous les avons envoyés à l’autre pour qu’il puisse commenter et intervenir autant qu’il le désirait, puis à partir de la lecture à haute voix, nous avons suivi les mêmes étapes que pour Robecchi. Contrainte du confinement en plus. Ah qu’elle était dure, entremêlée, l’écriture de Huysmans ! Mais que c’était beau ! Puis, une fois la traduction terminée, sur invitation des Edizioni Bordeaux, nous avons écrit la préface et là, la traduction à quatre mains a donné un de ses fruits inespérés : de notre dialogue (entre nous et avec le texte de Huysmans) est née une image critique très puissante à nos yeux qui a été le fil de notre texte, qui lui a donné son nom « La traduction comme cravate ». Est-ce que cela aurait pu se produire en traduisant en solitaire ? Non, j’en suis sûr.

Enfin un élément fondamental qui vient avant toutes ces observations, le point de départ : quel plaisir de traduire à plusieurs, quel défi !

Ceci n’est pas une chanson d’amour raconte l’histoire d’un homme de télévision victime d’une tentative d’assassinat qui fait appel aux services d’un ami journaliste et d’une spécialiste du numérique pour comprendre qui peut bien à ce point lui en vouloir. En parallèle, des Gitans justiciers et des tueurs à gages professionnels semblent suivre des pistes similaires. Tout cela se passe à Milan et nous offre un panorama terriblement noir des arcanes de cette ville, de la haute bourgeoisie aux milieux d’ultra-droite. Dans un entretien avec le traducteur Jean-Paul Manganaro, le journaliste Paolo Di Stefano disait qu’« en Italie, de plus en plus, le roman policier prétend être le genre privilégié du roman social ». Qu’en penses-tu ?

Je ne connaissais pas ces prétentions du roman policier ! Blague à part, ce serait difficile de s’octroyer l’exclusivité de ces privilèges. Si on ne parle que du point de vue de la force de frappe d’une œuvre, il suffit de regarder l’intelligence sociale contenue dans les pages de L’Amie prodigieuse d’Elena Ferrante (traduit par Elsa Damien) pour comprendre qu’il y a des concurrents de taille. Dans un tout autre genre, pensons à Résister ne sert à rien de Walter Siti (traduit par Serge Quadruppani) et à Case départ de Nicola Lagioia (traduit par Laura Brignon), la compétition, là encore, est très dure. Mais je vois aussi ce que veut dire Manganaro, pour ne parler que de la série de Robecchi, dont Ceci n’est pas une chanson d’amour est le premier tome, elle offre un portrait saisissant de la ville de Milan dans son ensemble : on pourrait presque parler d’un engrenage policier interclasse, tout est si bien agencé que lorsqu’un meurtre a lieu, on arrive à percevoir les responsabilités, à leurs différents degrés, de tout le monde. Peu importe la couche sociale, culturelle, politique, identitaire à laquelle on appartient : que l’on soit gros bonnet, camarade de classe, électricien, agente télé, vendeur de voitures, squatteuse, étudiante universitaire ou journaliste, on est toujours impliqué, et l’implication de chacun est liée, connectée à celle de l’autre. Et si pour Robecchi on pourrait justifier ce regard, cette intelligence, par son activité de journaliste, d’auteur satirique, c’est vrai qu’il n’est pas seul, qu’il a commencé à écrire des polars après le travail de toute une génération d’écrivains qui a fait sortir le roman policier du voyeurisme (plus ou moins complexe, certes) propre au fait divers et a pu l’autoriser à rêver au rôle dont parle Manganaro.

Est-ce qu’il existe, d’après toi, une caractéristique propre à la littérature italienne contemporaine ? Et comment est-elle perçue, aujourd’hui, en France ?

Je vais tâcher de répondre en amoureux de la littérature plus qu’en analyste ; je vais donc parler d’un aspect qu’à mes yeux la littérature italienne contemporaine traite de façon inégalée. C’est la province, cet espace périphérique particulier (géographique et mental) qu’est la province. Je ne dis pas que la province est absente de la littérature française, ce serait une bêtise, le Goncourt 2019 a été attribué à Leurs enfants après eux de Nicolas Mathieu, la rentrée littéraire 2020 a vu la publication, aux éditions de l’Olivier, d’un bon livre de Thomas Flahaut, Les Nuits d’été. Mais ce n’est pas ça. Peut-être chez Lagarce… Le fait est que c’est un sentiment très particulier que j’éprouve en lisant Ma vie mal dessinée de Gipi (traduit par Hélène Remaud), par exemple, ou Case départ de Lagioia (traduit par Laura Brignon). Je ne sais pas si c’est une caractéristique propre à la littérature italienne, mais c’est en tout cas une qualité que j’ai du mal à repérer ailleurs.

Pour ce qui est de la perception de la littérature italienne en France, je vais essayer de répondre en ne prenant pas en compte, dans ce que je vais dire, tous les passionnés de littérature italienne, en faisant plutôt parler mon expérience de libraire dans le 19e arrondissement de Paris. Eh bien, je trouve que parfois elle continue à souffrir d’un poil d’exotisme, je m’explique : j’ai l’impression qu’un roman italien pour être digne de ce nom, aux yeux de certains lecteurs et éditeurs, doit être un roman où il y a du soleil, et la mer, si possible. C’est le Sud, quoi. Ou alors la mafia et les années de plomb. Bien évidemment, je fais de la provocation, mais cette projection, cette soi-disant demande générique d’un non moins générique grand public est parfois renforcée par des choix éditoriaux : je frappe les gros éditeurs pour être sûr de ne pas faire mal, j’étais surpris en voyant sur la couverture du livre de poche de La Féroce de Nicola Lagioia (traduit par Simonetta Greggio et Renaud Temperini), la photo d’une fille sur une plage. Or, si mes souvenirs sont bons, la mer ne vient jamais baigner la narration, et si elle le fait, c’est d’une façon tellement anecdotique qu’on l’oublie, que je l’ai oubliée.

Mais ce serait exagéré de réduire la relation entre la France et la littérature italienne à cette image. Des auteurs contemporains comme Moresco, Pincio, Trevi, sont traduits et lus, la curiosité pour l’autre côté des Alpes est là, elle est bien vivante, la relation est là et elle se porte bien.

Peux-tu nous révéler s’il y a d’autres auteurs italiens contemporains que tu aimerais traduire en français ?

Je me limite aux œuvres non traduites, parce que les désirs de retraduction sont bien trop nombreux et pas toujours justifiés par autre chose qu’une pulsion amoureuse. Côté poésie, j’adorerais traduire Ritorno a Planaval une prose poétique de Stefano dal Bianco. Côté roman, deux grandes envies : L’Armata dei sonnambuli, l’une des meilleures fictions écrites par Wu Ming, et La Meravigliosa lampada di Paolo Lunare de Cristò, mon gros coup de cœur de l’année 2020 et qui tisse des liens très beaux avec ce que la littérature a fait de mieux dans le domaine du fantastique du quotidien.

Enfin, je te propose un petit jeu. Il y a quelques années, en Italie, a été publié un Dictionnaire amoureux de la langue italienne (Dizionario affettivo della lingua italiana, Fandango) dans lequel un certain nombre d’écrivains ont donné leur propre définition sentimentale d’un mot. Aimerais-tu nous donner ta définition ?

Je ne sais pas si j’ai bien saisi le jeu, mais je donne ma définition à l’adjectif « scardinato » : qui est dans un état de désorientation très particulière.

Or, littéralement, « scardinato » veut dire dégondé, tiré ou sorti de ses gonds. Dans La Lucina d’Antonio Moresco, « piccole farfalle gialle […] volano scardinate nel cielo » (de petits papillons jaunes volent dans le ciel, dégondés). Vous voyez la beauté de l’image ? Avec en plus ce détail qui fait que « scardinate » contient aussi quelque chose de la perte des points cardinaux, il y a une désorientation, nous sommes face à un battement d’ailes unique. Et puis « scardinato » peut aussi être utilisé pour traduire une des répliques clés d’Hamlet (Acte I, scène 5) : il vient de parler avec le fantôme de son père assassiné et il déclare « The time is out of joint: O cursed spite. That ever I was born to set it right! » Eh bien, le temps est « scardinato », dégondé, désorienté, tout comme les papillons plus haut, et c’est au jeune prince que revient la maudite mission de le réparer, de le faire rentrer dans les gonds. On connaît la suite de l’histoire. Enfin, j’aime ce mot pour le déséquilibre qu’il crée, pour la réparation qu’il appelle, pour l’ivresse dans laquelle me plonge tout ça.

Et puis, si on pense qu’un « cardine », un gond, est ce qui unit, fait jouer, sert de pivot entre deux éléments, eh bien, peut-être que toute traduction est « scardinata », que la tâche du traducteur se rapproche de celle d’Hamlet, que c’est à cet endroit de déséquilibre que son travail se fait.

2 Comments on Conversation avec le traducteur Paolo Bellomo

  1. Absolument passionnant : merci ! Et chouette, un nouveau mot intraduisible : )

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  1. Ceci n’est pas une chanson d’amour, d’Alessandro Robecchi – La Bibliotheque Italienne

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