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Le chien, la neige, un pied, de Claudio Morandini

Par Giuditta Casale

 

L’odeur de la terre et de la pourriture liée au dégel devient si forte qu’elle les tient éveillés tous les deux, le chien et l’homme. La neige se retire, elle expose à l’air les bêtes que les avalanches ont emportées ou que la mort a surprises à cause du froid ou de la faim ; elle les laisse réchauffer au pâle soleil du printemps, et ainsi permet aux vapeurs savoureuses s’élevant en volutes des charognes d’aller appâter les premières nuées d’insectes. Ils arrivent en bourdonnant, les insectes, et ils se mettent à lécher et à sucer les membres fumeux des charognes. Les oiseaux les suivent, prêts à tout dévorer pour échapper à la faim, tout comme les premiers carnivores, que l’odeur a réveillés dans leurs terriers : les renards, les belettes. Ils trottinent jusqu’aux charognes, ils flairent pendant longtemps, ravis, et ils s’accordent un petit morceau. On le fait goûter aux derniers-nés. Aux aînés qui ont survécu à l’hiver, on leur accorde de choisir leurs morceaux.

Il arrive parfois qu’un animal – en recherchant de la nourriture dans la glace fondue – se trouve tout à coup face aux restes de son semblable. Alors, il le flaire autrement, comme s’il reconnaissait un ami ou quelqu’un de sa famille ; il lui tape doucement sur le museau, comme pour le réveiller d’une trop profonde hibernation. Il ne le goûte pas, à moins que la faim ne le désoriente, ou ne le rende indifférent aux simples mais tenaces tabous de la nature. Parfois, ces contacts entre le museau et le nez ressemblent à des conversations entre de vieux camarades qui ne se seraient pas vus depuis longtemps.

Il me semble que la longue citation est le véritable synopsis du roman Le chien, la neige, un pied, (Neve, cane, piede) (qu’il est musical, ce titre nominal composé de virgules !) de Claudio Morandini (éditions Anacharsis). La vie et la mort se nouent de manière panthéiste dans le cycle vital de la nature. Le sens holistique de l’humanité, où les hommes et les animaux s’emmêlent les uns avec les autres dans un seul mouvement perpétuel. Voilà la valeur de l’écriture, doucement farouche, qui embrasse tous les sens, là où la beauté et l’horreur s’embrouillent et fusionnent. La source d’inspiration nous est racontée par Morandini dans l’appendice du roman, qui est à son tour un récit encadré que je laisse à la surprise et à l’étonnement du lecteur.

Un vieux montagnard, Adelmo Farandola (son nom même rappelle le tourbillonnement et la tourmente), vit dans l’isolement brusque et dur d’un vallon raboteux des Alpes. De temps en temps, il s’accorde des incursions dans le village pour s’approvisionner, mais étant déshabitué des contacts humains, sa mémoire commence à avoir des ratés et à compliquer la communication avec ses semblables. Il est plus simple de partager son temps avec un chien, qui l’aime malgré les manières brusques du vieil homme :

Parfois le chien ressemble à un appendice de l’homme. Il reste à ses côtés, il se frotte contre son mollet, il ne perd de vue aucun de ses gestes, au point que même un coup de pied d’Adelmo Farandola ne peut pas l’éloigner, car tout en jappant, il fait quelques petits virages – pour jauger la douleur –, puis il se remet à se frotter à son compagnon.

C’est le chien qui choisit l’homme, à cause de son besoin inné – et non seulement intéressé – de communauté. Et ce sera le chien qui sera trahi par l’homme, quand ce dernier choisira un autre compagnon : un corps humain retrouvé au moment du dégel.

Claudio Morandini écrit une nouvelle riche, matérialiste, où le silence et les pensées acquièrent de la substance, et les sensations deviennent réelles et tangibles.

Il s’agit d’un roman introspectif, dont le caractère macabre se rattache à la meilleure tradition gothique.

Adelmo Farandola est un nouveau monstre de Frankestein qui – étant destiné (même si c’est de son plein gré) à la solitude – en paie les conséquences les plus extrêmes : de la dureté des conditions de survie, à la faim, en allant même jusqu’à la perte de la mémoire et à la folie. Ce qui domine l’écriture claire et nette de Morandini, c’est le sens de la nature, dans la multitude variée de ses manifestations, où la férocité et la douceur, la brutalité et l’humanité, deviennent floues et fusionnent en un seul horizon.

La civilité demeure lointaine et coupable, mais cet aspect est tout juste effleuré, dans le roman, par le ronflement des câbles électriques, auquel on fait allusion en tant que cause éloignée de la folie d’Adelmo – élément non pas tant objectif que sentimental et personnel. Ce sont de bons choix, à mon avis, car ils s’éloignent du côté purement humain, afin que ce soit la nature, en vertu de sa propre force irrésistible, qui l’emporte.

Le chien, la neige, un pied de Claudio Morandini s’adresse à notre côté le plus sombre, où la partie humaine se confond avec la nature, l’instinct et l’intuition, dans une union évocatrice et accomplie des éléments de la fable (comme les animaux parlants) et du gothique, qui touche souvent au roman d’horreur, jusqu’à viser la littérature érémitique et spiritualiste.

Adelmo Farandola représente notre côté ancestral et sauvage, qui refuse les éléments de civilité de l’humanité pour se rattacher aux composants primordiaux et primitifs, d’où l’homme a appris la consolation de se parler à soi-même et d’imaginer les voix des bêtes et des choses prêtes à lui répondre.

 

Cet article est disponible en version originale sur le site Giuditta legge

 

Traduction de Marta Somazzi

 

MORANDINI,  Claudio, Le chien la neige, un pied, traduit par Laura Brignon, Anacharsis éditions, 2017, 144 p.

MORANDINI, Claudio, Neve, cane, piede, Exorma edizioni, 2015, 144 p.

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