Site icon La Bibliotheque Italienne

Conversation avec Peppe Fiore

Par Francesca Vinciguerra et Catalina Boschero

Samedi 26 mai, Peppe Fiore était l’invité-surprise du Festival du Premier Roman de Chambéry. Il était présenté par Cristiano Pelagatti, fondateur de l’association franco-italienne Lucciola Vagabonda. Peppe et Cristiano ont apprécié le festival de Chambéry, tout comme le public, particulièrement intéressé. Les deux hommes ont activement participé au festival, non seulement pendant la rencontre de samedi, mais aussi grâce à leur présence au Bal littéraire, avec des danses et des bavardages jusqu’au bout de la nuit. Nous avons eu l’occasion de discuter pendant l’apéritif littéraire au Chapiteau livres, sur le stand de Cristiano, entre une bière et un cidre, et en compagnie d’une sympathique dame italienne, silencieuse et attentive, curieuse d’écouter notre conversation. Peppe est une personne très franche : j’aurais voulu lui proposer une auto-interview, mais nous sommes arrivés à converser d’une manière bien plus informelle.

« Les poètes quelles étranges créatures/chaque fois qu’ils parlent/c’est une escroquerie » : cette phrase de Fabrizio de André parle de toi, qu’en penses-tu ?

Moi ? Où me situerais-je ? Pas parmi les poètes, mais parmi les escrocs, bien sûr ! Dans ma famille bourgeoise, l’idée d’un emploi stable est très importante. Le travail est pris très très au sérieux : il faut trouver un vrai job. Et au final, je travaille rarement sérieusement en tant qu’écrivain… mais je garde toujours en moi cette façon de voir les choses et d’organiser ma vie, j’ai une attitude « d’employé de bureau » par rapport à l’écriture. C’est difficile d’accepter de se lever le matin, d’aller au bureau et d’y rester pendant toute la journée à écrire à l’ordinateur. Je ne suis pas un écrivain du style d’Hemingway. Qu’est-ce qu’en penserait l’enfant que j’étais en me voyant, aujourd’hui, écrivain ? Il n’y croirait pas, il n’y croirait pas du tout. J’ai toujours eu une grande considération pour la littérature, pour cette magie des mots qui provoque un sentiment collectif d’amour… Je n’aurais jamais imaginé – et peut-être que je ne l’imagine toujours pas – pouvoir rentrer dans le monde de la littérature, franchir le seuil de la République des Lettres en tant qu’écrivain. D’ailleurs, la littérature ne génère pas de revenus et ça, c’est quelque chose d’inconcevable pour ma famille.

Comme je le disais, j’ai une attitude « d’employé de bureau » par rapport à l’écriture, mais il s’agit en fait d’une attitude de dévotion : c’est la dévotion qui me fait écrire. Pour être écrivain, il faut une énorme dose d’obstination, cette obstination de montagnard : quand tu écris, tu es seul. C’est toi qui décides d’écrire et personne, mais vraiment personne, ne te l’a demandé. Quand on écrit des scénarios, on est en groupe, tout va se créer autour d’un débat. Ce n’est pas ainsi avec un roman : on est sans confrontation, on ne peut dialoguer qu’avec soi (ce qui est dangereux, surtout parce qu’on risque d’écrire pour soi, chose que je déteste). On ne sait pas si on sera un jour payé pour écrire et quoi qu’il en soit on ne sera pas payé grand-chose. Pour survivre, il faut éprouver une dévotion à la limite de l’autisme. Pas de rapports hiérarchiques pour écrire un roman : le vis-à-vis est exclusivement entre lui et toi.

Mais alors, pour qui est-ce que tu écris ?

Quand j’écris, je n’ai pas en tête un public déterminé, mais je sais avec certitude que je n’écris pas pour moi. J’essaye de ne pas penser à ceux qui liront ce que j’écris, j’ai tendance à vouloir rendre mon public le plus anonyme possible. Si je commençais à penser aux gens qui lisent mes romans, mes mots… j’en deviendrais fou. Au début j’écrivais avec un peu de complaisance, avec du narcissisme : c’est une première phase par laquelle passent tous les écrivains. Ensuite, à un moment donné, l’ego a disparu, et mon travail s’est beaucoup amélioré.

« Le but, dans la vie, c’est de se mettre au service de quelque chose. On peut choisir les femmes, la famille, les sous, la drogue, ou Dieu. Moi, j’ai choisi cet endroit-là. » (Page 161 du roman Dimenticare). Laquelle de ces quelques choses as-tu choisie ?

Toutes. Toutes ces possibilités que j’ai écrites, je les ai toutes essayées. Mais je crois que chacun est destiné à un seul et unique quelque chose. Il y a une vocation en chacun de nous. Et comprendre et accepter cette vocation, c’est devenir un adulte. Le mal, comme on peut le voir dans le roman, surgit quand on suit un chemin qui n’est pas le nôtre. Le premier titre auquel j’avais pensé pour le livre, c’était Predestinazione. Puis nous l’avons changé à cause de la couverture et il est devenu Dimenticare, oublier : j’aimais l’idée d’évoquer ce concept en un seul mot… J’avais l’impression que c’était une bonne idée, c’était comme une chanson de Gino Paoli, mais je voulais que ce soit un mot qui contienne en même temps une histoire. Oublier implique qu’il y a quelque chose, de passé et de vécu, qu’on veut ou qu’il faut laisser derrière soi pour des tas de raisons. Ensuite, il faut faire face aux conséquences de l’oubli. Oublier, c’est tout de même quelque chose de douloureux : le risque, c’est que l’on s’attache aux personnages et qu’on souffre en les regardant souffrir. Mais de cette façon on apprend à les connaître aussi. On arrive à comprendre qu’il y a différentes façons d’aimer, qu’il y a des grands amours inexplicables que la société trouve difficiles à accepter, mais qui sont une façon d’aimer quand même, une puissante façon d’aimer. Comme le dit le vieux Sénèque, nous pouvons bien changer le ciel au-dessus de notre tête, mais cela ne nous fera pas changer nous-mêmes. On ne peut pas s’échapper de soi-même. On peut essayer de fuir une façon d’aimer considérée comme inacceptable ; on peut essayer d’oublier, mais au fond cela ne change rien.

La couverture de Dimenticare donne au lecteur une impression très forte. C’est certainement atypique dans les rangs des couvertures des romans contemporains italiens. D’où vient ce choix ?

La couverture est née de ma volonté précise de donner au livre l’image d’un roman graphique. Quand j’ai commencé à écrire Dimenticare, je voulais lui donner une direction un peu « antilittéraire » : un roman d’intrigue qui aille vers le lecteur, un roman qui contienne des dispositifs de genre, etc. J’ai beaucoup insisté pour avoir Massimo Carnevale, qui est l’incroyable auteur des couvertures de Dylan Dog, un des plus importants héros de bande dessinée en Italie et que j’adore depuis toujours. Pour cet aspect-là, mon éditeur a été très réceptif et absolument courageux.

Ton roman est parsemé de noms de plantes et d’animaux en latin : on dirait qu’ils sont là par hasard, mais en réalité ils sont mis en évidence par le caractère italique et par les parenthèses en plus. Pourquoi ?

Au début, c’était pour rigoler. Pour moi c’était une façon de jouer avec le lecteur. Ensuite, mon éditeur a eu l’idée d’y trouver un sens : je fais référence au fait que Daniele lisait avec Cristiano, son neveu, l’encyclopédie, et que l’enfant a gardé cette habitude. Le fait, d’ailleurs, qu’à la fin il y ait l’ours, désigné par son nom scientifique, c’est comme un cercle qui se referme. Le final est la seule partie du roman qui est restée figée à partir de la première rédaction, elle a survécu à l’identique au-delà de tous les remaniements et des réécritures : l’ours devait apparaître à la fin. Je suis essentiellement quelqu’un d’anxieux : je n’arriverais pas à écrire quelque chose sans savoir où tout se terminera. C’est quelque chose que je tiens de l’écriture de scénario : dans les séries télévisées, nous programmons tout, et dès le début, nous savons parfaitement ce qui va se passer.

La forêt est un élément littéraire ancien : on le trouve dans ton roman Dimenticare comme on le trouverait dans un conte de fées. Qu’est-ce que représente la forêt pour toi ? As-tu une relation personnelle avec les montagnes des Apennins latiales et des Abruzzes ?

Mon intention était de faire de la forêt de Dimenticare un « coprotagoniste », de la lier d’une manière ou d’une autre à Daniele : les deux sont mystérieux, les deux sont habités par un monstre. L’inspiration m’est venue d’une forêt réelle, une forêt de hêtres aux alentours de Subriaco, dans le haut Latium, une forêt entourée par le silence et par les monastères. J’y suis arrivé par hasard… mais la sensation a été immédiate : c’était un lieu doué de sa propre intelligence, un lieu en contact avec l’univers, et qui contenait une histoire.

Lors d’une interview pour le blog Mangialibri, tu as parlé de ton La Futura classe dirigeante de 2009 comme d’un roman qui n’a pas pour but de parler de la « generazione precariato », mais qui veut plutôt parler de « toute une jungle de problèmes infiniment plus complexes » qui se cache derrière cette étiquette un peu simpliste. Dix ans après environ la publication de ton livre, penses-tu que cette « jungle de problèmes » est en train de se débrouiller ? Que la génération actuelle, qui se retrouve à faire face à la vie adulte, a arrangé quelques-uns de ses problèmes ? 

Il y a dix ans, le travail précaire était un post-it collé par les médias sur une génération qui se trouvait encore partagée entre la confusion provoquée par Berlusconi et le blairismo de noantri de Renzi (qui en tout cas, d’après moi, a fait beaucoup de bien à l’Italie). Il y a eu un moment pendant lequel cette génération-là a cru pouvoir retrouver un peu de conscience de classe à travers les contrats de collaboration à projet (aussi connus comme « CO-CO-PRO »), mais ce n’était qu’une illusion : tout s’était terminé bien avant le « JOBS Act » de Renzi. Depuis dix ans, je crois qu’aucune conscience de classe n’a émergé, même si on en aurait eu extrêmement besoin. Désormais, la conscience de classe a été dévorée par l’histoire. D’un côté, j’ai l’impression que la génération Y est encore plus atomisée et seule que la nôtre (des années 80). Mais par ailleurs, elle est beaucoup plus futée et réceptive ; les différences d’âge ont augmenté (10 ans de décalage aujourd’hui sont équivalents à 20 ou 50 ans du passé), elle est plus désenchantée (nous souffrions du manque de maîtres, alors que la génération actuelle ne se pose même plus ce problème), mais elle est aussi plus internationale. Elle est plus exposée aux risques des réseaux sociaux, mais pas plus que ses congénères des autres pays. Je ne suis pas pessimiste par rapport à cette génération, elle est peut-être post-idéologique et post-politique par rapport à la nôtre, mais c’est positif : nous, nous gardions trop de restes du vingtième siècle, et à cause de ça nous n’avons rien fait d’autre que pleurer de nostalgie pour des choses que nous n’avions même pas vécues. Dans une Italie idéale, les politiciens considèreraient la génération Y comme la ressource la plus importante dans laquelle investir et non pas comme des dilettantes aspirant à avoir leur revenu minimum.

Quelle est la question que depuis toujours tu rêves qu’on te pose pendant une interview… mais qu’au final personne ne te pose jamais ?

Eh bien, si j’aimerais avoir des enfants !

Et alors, aimerais-tu avoir des enfants ?

Oui ! J’ai toujours pensé que l’activité d’écrire n’était pas complémentaire avec la paternité. Bien sûr, dans les deux cas il s’agit d’une expérience d’amour… J’ai été influencé par l’idée, liée à mes racines méridionales, qu’un des aspects de la féminité réside dans le fait d’être accueillante : dans Dimenticare les femmes sont dévouées aux hommes et, quand elles le peuvent, elles les sauvent. Au contraire, la part masculine des familles ne m’inspire pas confiance (elle est toujours en train de contrôler et/ou qui est névrosé)… Et c’est aussi évident dans Dimenticare : le rapport entre Franco et Daniele est le rapport poussé à l’extrême du rapport que mon oncle et mon père entretiennent. Mais, en tout cas, une vraie famille est toujours mieux qu’aucune famille. Et dire que le métier d’écrivain est inconciliable avec la paternité, c’est un mensonge !

Bibliographie italienne :

FIORE PEPPE, Dimenticare, Einaudi, 2017, 192 p.

FIORE PEPPE, Nessuno è indispensabile, Einaudi, 2012, 212 p.

FIORE PEPPE, L’attesa di un figlio nella vita di un giovane padre, oggi, Coniglio Editore, 2005, 60 p.

PEPPE FIORE, La futura classe dirigente, minimum fax, 209, 414 p.

Quitter la version mobile