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La goûteuse d’Hitler, de Rosella Postorino

Par Chiara Licata

Quand on parle de la Seconde Guerre mondiale et du nazisme, on s’attarde rarement sur la question – peut-être intéressante, mais somme toute marginale – des habitudes alimentaires d’Hitler. On s’interroge encore plus rarement sur les ombres anonymes qui s’agitaient en arrière-cuisine ; nous apprenons ici que le Führer avait son cuisinier, ses domestiques, mais aussi ses goûteuses, des femmes cobayes payées pour goûter sa nourriture et prévenir ainsi toute tentative d’empoisonnement.

Margot Wolke (1917-2014) était l’une d’entre elles ; le quatrième roman de Rosella Postorino, Le Assaggiatrici (Feltrinelli, 2018) couronné entre autres par le prestigieux « Premio Campiello » et traduit en français sous le titre La Goûteuse d’Hitler (Albin Michel, 2019), est en partie inspiré de son histoire.

Nous sommes en 1943 : après les bombardements dans lesquels elle perd sa mère, Rosa Sauer quitte Berlin pour Gross-Parsch, en Prusse orientale, où vivent ses beaux-parents. Rosa a 26 ans et elle est mariée depuis à peine un an avec Gregor, parti pour le front. C’est précisément là où elle s’est réfugiée pour échapper à la guerre, que Rosa est recrutée de force pour faire partie d’un groupe de dix femmes accomplissant un travail dangereux et de la plus haute importance : goûter tous les repas que le Führer, qui vivait dans le cauchemar d’être empoisonné, prenait. Des repas potentiellement mortels. Avec les neuf autres, Rosa est enlevée chaque matin de chez elle et conduite à la caserne de Rastenburg, le quartier général qu’Hitler avait fait construire au beau milieu d’une forêt perdue, la fameuse Wolfsschanze, la tanière du loup. Le récit à la première personne alterne progression linéaire – la terrible routine des goûteuses, leur lutte silencieuse pour la survie – et torsion vers le passé où Rosa nous raconte son enfance, la maison des parents, la première rencontre avec Gregor, la mort de sa mère sous les bombes et les gravats, dans l’obscurité, la nuit.

 

Rosa est une survivante. Rosa est une privilégiée : en temps de guerre, manger est un luxe. De plus, bien qu’elle ne soit pas à proprement parler nazie, elle est une collaboratrice du système : sa tâche est de garder Hitler en vie, de le protéger. Au regard du tribunal de l’Histoire, les goûteuses sont à la fois victimes et complices d’un crime qui les dépasse. Mais si la faute a besoin d’un censeur, la honte est un sentiment individuel : Rosa non seulement travaille pour Hitler, mais pendant cette année passée comme goûteuse, elle devient – dans le plus grand secret – l’amante du sadique lieutenant Albert Zimler. La faute collective et involontaire des goûteuses et la honte individuelle de Rosa passent à travers son corps : Rosa ingère ce que Hitler mangera comme elle satisfait aux appétits sexuels d’un haut gradé nazi. L’ingestion de la nourriture, forcée ou salvifique, est la corrélation objective de cette dynamique de mort et de survie : la nourriture, farmakòn par excellence, est à la fois poison et antidote.

Rosella Postorino nous raconte l’histoire d’un personnage qui habite ce que Primo Levi a défini dans I sommersi e i salvati (Les Naufragés et les Rescapés, Gallimard 1989) comme la « zone grise », cette surface hybride sur laquelle flottent les survivants, une zone aux contours mal définis qui sépare et relie les deux champs des maîtres et des esclaves. Le Assaggiatrici est un roman historique, une plongée intime au cœur de l’horreur nazie ; c’est aussi l’histoire d’un corps et de sa résistance concrète à la violence, à l’intoxication, à la mort ; c’est enfin un roman qui pose un problème moral, celui qui se pose à tout survivant. Dans un monde sans justice, sans Dieu (« Soit Dieu n’existe pas, soit Il est pervers », proclame Gregor), celui qui survit se pose cruellement la question de sa propre compromission avec le mal.

Le mérite indiscutable de ce roman est donc d’avoir placé un événement historiquement contextualisé dans une dimension existentielle, en élargissant à l’échelle de l’humanité cette condition de contrainte et d’ambivalence du prisonnier, car « à la caserne des goûteuses, on risque de mourir chaque jour, mais pas plus que quiconque est vivant ».

Bibliographie en italien :

POSTORINO, Rosella, Le Assaggiatrici, Feltrinelli, 2018, 285 pages.

Bibliographie en français :

POSTORINO, Rosella, La Goûteuse d’Hitler, traduit de l’italien par Dominique Vittoz, Albin Michel, 400 pages.

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