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Bufalino dans la forêt magique

Par Nadia Terranova

Traduction de Laura Zorloni

Le seul récit pour enfants du grand auteur sicilien est de retour en librairie. Une écrivaine qui le connaît bien nous dévoile les raisons de le conseiller à nos enfants et petits-enfants.

« I fatti sono cocciuti, la morte è il più cocciuto dei fatti » [1], écrit Gesualdo Bufalino dans l’un de ses brillants recueils d’aphorismes, Il malpensante. Se tenir sur le seuil entre la vie et la mort, entre la lumière et le deuil, c’est le montant de la prose bufalinienne : ce n’est pas le calme d’une pause crépusculaire, mais une longue attente – l’existence – faite de paradoxes et de visions, d’illuminations extrêmes et nocturnes somptueuses, d’une lumière trompeuse tandis que l’ombre avance en chuchotant la vérité.

D’ailleurs, pour un écrivain qui fait ses débuts à soixante ans et avec un livre, Le Semeur de peste, qui raconte la proximité quotidienne de la maladie en filtrant l’amour et la contagion en un unique verbe dialectal, « ammiscarsi » (se mélanger), la mort ne peut certainement pas être considérée comme un lointain défi ni dialectiquement traitée comme un horizon indéfini. Pour l’excentrique professeur retraité qui, emporté par un soudain tourbillon d’attention, s’impose à la critique et remporte les prix Campiello et Strega, sans jamais sortir de l’isolement baroque de sa Comiso, la mort est plutôt un exorcisme intime, une interlocutrice de longue date. D’un côté, l’expérience réelle et précoce du sanatorium transfigurée en des débuts tardifs, de l’autre, la littérature des enfers et de la finitude dévorée par le jeune Gesualdo, qui traduisait Les Fleurs du mal de Charles Baudelaire vers le français, car il n’en possédait qu’une version italienne, puis les retraduisait vers l’italien.

Pour Bufalino, l’érudition a été un carburant pour la magnificence de son inventivité, un instrument de liberté lexicale, un crochet pour déverrouiller pièces et coffres secrets. La culture, pour lui, fut un passeport. Si l’on visite la Fondazione Gesualdo Bufalino, située piazza delle Erbe, au centre de cette Comiso qu’un de ses livres définit justement comme un Musée d’ombres, on découvre une bibliothèque contenant des chefs-d’œuvre en plusieurs langues et, chose étrange pour un bibliophile, souvent en édition de poche et négligés. C’était tout ce que pouvait trouver un garçon avide de lecture à une époque où la solitude de la province rimait avec isolement absolu. Mais l’isolement de Bufalino fut universel et cosmopolite : loin des cohues mondaines du monde de l’édition, sa marginalisation littéraire devint étude frénétique et fréquentation assidue de fantômes littéraires européens, français, mais également anglais, russes et allemands.

Bufalino ne s’est pas souvent éloigné de la province de Raguse, mais en lisant, il voyageait chaque jour, et en écrivant, il se remettait à son enquête poétique, visuelle et narrative autour de la mort, « le plus têtu des faits ».

La Favola del castello senza tempo, unique texte de sa riche et magnifique production explicitement destiné aux enfants, ne fait pas exception, racontant à son tour l’arête entre la vie et la mort. Avec une grâce particulière, il avance dans le récit de façon majestueuse, d’un pas onirique, traversant des paysages prismatiques, effleurant ou déployant une multiplicité de symboles. Il commence, comme tous les contes, avec un fait qui s’est déroulé « une fois » et avec « une forêt noire » ; celui qui s’y aventure, c’est un garçon, Dino (c’était le surnom de Gesualdo, diminutif de Gesualdino, avec lequel il signait également ses lettres à Leonardo Sciascia), séduit par un papillon énigmatique. Il s’agit de l’Acherontia atropos, phalène européen, asiatique et africain, connu également sous le nom de sphinx tête-de-mort en raison de la tache sur son dos qui représente nettement un crâne. Son nom scientifique vient d’Achéron, un des fleuves qui, dans l’antiquité, menaient dans l’au-delà, et d’Atropos, la Moire dont la tâche est de couper le fil de la vie ; ce papillon est considéré depuis toujours comme une créature capable d’apporter aux vivants les paroles des morts, et vice-versa. Nombreuses sont les œuvres qui l’ont pour protagoniste ou personnage, telles que, parmi les plus récentes, le film Le Silence des innocents et le roman Les Intermittences de la mort de José Saramago, mais pour deviner ce qui a pu exciter l’imaginaire bufalinien, nous devons remonter plus loin dans le temps : La signorina Felicita ou les Epistole entomologiche de Guido Gozzano, Le Sphinx d’Edgar Allan Poe, Dracula de Bram Stoker, ou encore, au cinéma, Un chien andalou de Luis Buñuel et Salvador Dalí. Il est certain que Bufalino propose ici sa propre conception particulière du mythe d’Atropos et que, comme toujours, sa prose mystérieuse et savante naît de dialogues invisibles avec des chefs-d’œuvre du passé, dont ses journées étaient entrelacées. Du reste, nous lisons les fables et les mythes de la même façon : ce sont notre espéranto, la langue exacte pour nous entendre avec des peuples lointains, dans le temps et dans l’espace, pour nommer les mêmes archétypes, l’aventure, le mystère, la découverte, la résolution du conflit, la rupture de l’enchantement.

Autant d’éléments qui reviennent dans la Favola del Castello senza Tempo, dans laquelle le jeune Dino, en suivant un animal enchanté, trouve le moyen de rompre le sortilège qui empêche les habitants d’une mystérieuse demeure de vieillir et de mourir.


[1] « Les faits sont têtus, la mort est le plus têtu des faits. »

Cet article est paru dans « Robinson », supplément de La Repubblica, le 10 octobre 2020.

BIBLIOGRAPHIE FRANÇAISE

BUFALINO, Gesualdo, Le semeur de peste, traduction de Ludmilla Thévenaz, Cambourakis, 2020, 204 pages

BUFALINO, Gesualdo, Les mensonges de la nuit, traduction de Jacques Michaut-Paterno, Cambourakis, 2019, 189 pages

BUFALINO, Gesualdo, Tommaso et le photographe aveugle ou Patatras, traduction de Bernard Siméone, Verdier, 1999, 185 pages

BUFALINO, Gesualdo, Calendes grecques, traduction de Jacques Michaut-Paterno, Verdier, 2000, 199 pages

BUFALINO, Gesualdo, Musée d’ombres, 2008, traduction de Stefano Mangano, Istituto italiano di cultura di Parigi, 2008, 200 pages

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