De Rosella Pastorino
Traduction Laura Zorloni
Francesco Biamonti, cher à Italo Calvino qui inventa pour lui la définition de « roman-paysage », a raconté la Ligurie paysanne et la Ligurie tourmentée de la Méditerranée.
Découvert par Nico Orengo et publié par Italo Calvino chez Einaudi, Francesco Biamonti avait cinquante-cinq ans lorsque son premier roman sortit, en 1983 : des débuts tardifs, le résultat d’une longue incubation. Très vite se répandit le mythe de l’écrivain paysan, qui cultivait des mimosas à côté de ses oliviers séculaires, quand il ne travaillait pas à la bibliothèque. En réalité, il fut bibliothécaire durant seulement huit ans, et son frère Giancarlo me raconta que Francesco ne piocha jamais la terre ; il préférait passer ses journées à lire ses Français préférés, Camus, Valéry, Sartre, Baudelaire, dont il se procurait les livres à Menton, et ses soirées à faire la fête avec ses amis jusque tard.
Sur la quatrième de couverture, qu’il signa personnellement, Calvino mit en lumière les éléments qui caractériseraient l’ensemble de l’œuvre de l’auteur du Ponant, né à San Biagio della Cima et qui (contrairement à lui) ne quitta jamais la Ligurie, cette région frontalière qui façonna tant son écriture – non seulement parce que Biamonti y situa toutes ses histoires, mais parce que, dans l’âpreté et dans la sacralité laïque de ces montagnes qui s’enfoncent dans la mer, dans le travail intense et patient pour arracher à une terre avare l’espace suffisant pour faire pousser des oliviers, en l’étageant avec des bandes, il y a quelque chose qui ressemble à son écriture rude et poétique à la fois.
La définition de « roman-paysage », qui apparaît sur la quatrième de couverture de Calvino, convient à chacun des quatre titres, L’Ange d’Avrigue, Vent largue, Attente sur la mer et Les Paroles la nuit (il en existe un cinquième, publié inachevé, Le Silence) : le paysage est un personnage à part entière, les descriptions des variations de lumière, des changements du ciel, des sentiers et des oliviers, avec leur « beauté minérale », ponctuent les dialogues et les gestes des protagonistes, parfois en concordant, parfois en contrastant avec leur état d’esprit. C’est un paysage réel, reconnaissable avec précision, bien que les noms de lieux soient souvent inventés (mais évoquent par consonance des lieux existants), et pourtant métaphysique, restitué dans une langue tantôt précise, presque technique, la langue agricole, celle des bergers, fréquemment empruntée au dialecte (« il magaglio », utilisé pour défricher le terrain le plus dur, ou la « pianella », qui dérive de cianèla, pour dire « plaine », par exemple), tantôt, à l’inverse, lyrique – un « lyrisme aride », tel que l’auteur qualifie son propre style – et pleine de métaphores, de synesthésies. La lumière « décloue », arrive en « rafales », « s’ossifie », « tombe en plaques », il y a des « touches de lumière dans les morceaux de pain », les nuages sont « incrustés de soleil » ; mais cette lumière solide, tactile, couchée sur la page comme de la peinture avec une spatule, avec la netteté d’un tableau de Cézanne, n’apaise pas, ne réconforte pas, ce n’est pas une ouverture. Au contraire, elle est d’une « douceur qui terrifie », le ciel est toujours écorché, fissuré, le bleu va jusqu’à « assaillir » : un sentiment de mort plane constamment, une mort qui survient tandis qu’on est occupé à « rêver de vivre », comme cela arrive à Jean-Pierre dans L’Ange d’Avrigue, dont la chute énigmatique d’un rocher fait l’objet d’une enquête menée par Gregorio ; un sentiment de mort dont le paysage devient un corrélatif objectif. Nous sommes jetés dans le monde au sens de la philosophie d’Heidegger, condamnés à la mort et à la douleur. C’est sur l’inéluctable existence de la douleur que Biamonti s’interroge, à travers ses personnages, toujours masculins, souvent liés à une femme (ou plutôt à l’idée d’une femme) qui ne fait qu’attendre, comme Ester et Clara, ou qui est partie et ne revient pas, comme Sabèl ; une femme d’une beauté mélancolique, comme Veronique.
Les hommes, en revanche, sont des marins, avec le « mal du fer », le tourment qui accable durant les longues traversées, ou des contrebandiers d’armes (le vieux navire sur lequel Edoardo d’Attente sur la mer a embarqué, en direction des côtes de l’ancienne Yougoslavie, en contient une cargaison dans la cale), et même des contrebandiers d’hommes : des passeurs, comme Varì de Vent largue, qui conduit en France les gens qui fuient, les accompagnant de l’autre côté des Alpes maritimes, uniquement parce qu’ils n’ont plus rien à perdre. Ce sont des hommes réticents, laconiques, taciturnes, rarement disposés à échanger quelques mots : leurs dialogues banals ou, au contraire, solennels, ne révèlent pas le mystère de ceux qui les prononcent et ne servent pas à faire avancer la narration. Ce sont des hommes qui s’exilent du lieu où ils sont nés, auquel ils restent pourtant attachés de façon contradictoire – un lieu de frontière imprégné du pathos qu’implique la limite en elle-même, avec ses histoires d’expatriations et de commerces clandestins. La frontière est entre deux nations, l’Italie et la France, mais elle est surtout entre un arrière-pays agricole, parcimonieux, modeste, et un littoral touristique, détérioré par la spéculation immobilière, par l’illusion d’une vie facile. La frontière est également celle entre terre et mer – toutes deux inhabitables : impossible de s’y habituer, pour un marin. Et la mer est la Méditerranée, « un immense édifice de lumière », « presque un lac » aux rives « souvent ensanglantées », théâtre de guerres au cours des siècles. « Toutes les guerres d’Europe ont été des guerres civiles », dit Biamonti, et c’est justement l’Europe – son « naufrage » – le décor sur lequel se dessinent les moindres événements, intrinsèquement épiques et pourtant volontairement dépouillés de tout caractère épique, de ses romans, qui ont été prophétiques en imaginant la dérive à laquelle nous assistons aujourd’hui. Biamonti raconta l’Europe de là-bas, de sa maison dans le Val Verbone, construite à côté de celle de son frère, employé chez Italsider à Tarente puis à Gênes. Il est très probable que ce soit Giancarlo, qui navigua durant des années, qui inspira ces personnages angoissés par la rouille des cargos, bien que ce fût Francesco qui portât un béret de matin incongru – comme on peut le voir sur les magnifiques photos qui le dépeignent – dans un jeu de renvois avec son écriture. C’est lui qui a dit « Je suis à effacer », rejetant toute autobiographie, et qui a expliqué, avec une phrase qui touche toute personne qui écrit : « On fait de la littérature parce qu’on n’est pas satisfait de sa propre vie. »
Cet article est paru dans « Robinson », supplément de La Repubblica, le 3 octobre 2020.
Bibliographie en français
BIAMONTI, Francesco, Attente sur la mer, traduction de François Maspero, Arthaud, 2019, 224 p.
BIAMONTI, Francesco, Le silence, traduction de Carole Walter, Verdier, 2005, 64 p.
BIAMONTI, Francesco, L’ange d’Avrigue, traduction de Philippe Renard, Verdier, 1990, 136 p.
BIAMONTI, Francesco, Les paroles et la nuit, 1999, 224, p.
BIAMONTI, Francesco, Vent largue, Verdier, 1993, 123 p.
Bibliographie en italien
BIAMONTI, Francesco, L’angelo di Avrigue, Vento largo, Attesa sul mare, Einaudi, 2020, 338 p.
BIAMONTI, Francesco, Le parole, la notte, Einaudi, 2014, 236 p.
BIAMONTI, Francesco, Il silenzio, Einaudi, 2003, 43 p.