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L’aquarelliste, de Beatrice Masini

Par Cinzia Dezi

Ce roman délicat et plein de grâce ; écrit par Beatrice Masini, traductrice, éditrice chez Bompiani, écrivaine, surtout connue pour ses livres pour enfants et adolescents, mais ici à l’épreuve pour la première fois avec un roman destiné aux adultes ; ce roman, finaliste au Prix Campiello en 2013, commence en se demandant ce qu’est l’amour :

Elle ne sait. Ne sait si c’est cela, l’amour : ce frottement d’étoffes, cette friction chaude et âpre, et ces doigts, des doigts partout, des mains qu’elle n’a pas apprises et qui s’aventurent où jamais une main étrangère ne s’est posée, une force, un effarement, vouloir et ne pas vouloir, ah, ici, et cela, où, quoi, pourquoi, et puis cette douleur, aiguë, déchirante, qui lui coupe le souffle et ne cesse pas, qui au contraire augmente, plus intense, plus insistante, une douleur sans pitié, une fouille de chair dans la chair, ah, non, pas comme ça, non, non, mais dire non est inutile et ne change rien, cependant qu’un autre elle-même, tranquille et posé, la regarde de très loin, les yeux pareils à deux lacs de compassion. Mais de la compassion pour quoi ? Et si c’était vraiment cela ? S’il fallait que ce fût cela ? Elle ne sait pas, ne sait plus, et écoute encore la douleur qui s’imprime en elle, la cloue au mur, arrache de sa gorge un son dont elle ne veut pas, parce qu’il ne lui appartient pas : ce n’est pas une voix, ce n’est pas un rire et même pas un pleur, c’est un son horrible, de souffrance animale, animale et rien d’autre, et puis combien de temps cela va-t-il durer ? Cela ne finira donc jamais ? Et ensuite, quand enfin c’est fini, que les plis de sa robe retombent pour cacher sa blessure, cette question qui revient : c’est donc cela, l’amour ? Cela, est-ce de l’amour ?

Après un prologue aussi dense, touchant à l’une des questions suprêmes : qu’est-ce que l’amour ?, question que la protagoniste, Bianca, découvre de cette façon dévorante et imprévue et qui nous laissera suspendus quasiment pendant tout le développement du livre (dans lequel nous nous demandons, emportés par la curiosité, qui est la figure masculine qui se cache dans cette première page), après ce prologue magnifique, nous sommes catapultés dans l’Italie du XIXe siècle, en Lombardie, où s’agite le désir d’indépendance contre les Autrichiens qui occupent le nord de la péninsule, désir qui aboutira à l’unification du pays, après trois guerres, en 1861.

Tout le livre est nourri par une double thématique : la question politique qui a elle-même un double volet, d’un côté on a le Risorgimento – le printemps des peuples – et d’un autre côté le début du féminisme : le père de Bianca, décidément en avance sur son temps, se préoccupe de la laisser libre de choisir sa vie, de devenir indépendante et pas seulement la femme de quelqu’un, mais un individu capable de développer ses propres talents et de pouvoir les utiliser dans la société. La deuxième thématique est la question éthique : le talent de Bianca, peintre et botaniste, invitée chez don Titta pour représenter les plants et les fleurs de son domaine, ne s’applique pas seulement à ce noble travaille ; elle éprouve un plaisir indicible pour la classification des sentiments d’autrui, c’est pourquoi ce qu’elle fait est une véritable « botanique des affections », étant capable de comprendre mieux les sentiments des autres que les siens.

Bianca est une jeune fille de vingt ans qui essaie de saisir le monde autour d’elle, chose qu’elle fait avec beaucoup d’attention, la première des qualités qu’un peintre doit avoir. C’est ainsi qu’émerge un motif typique de la culture classique, repris pendant la Renaissance, rappelé ici par Beatrice Masini : ut pictura poesis, comme le disait Horace dans l’Art poétique, autrement dit « la poésie ressemble à la peinture », et on découvre de cette façon, derrière la délicate, aiguë, et courageuse protagoniste, le double de l’écrivaine.

 

Édition italienne :

MASINI, Beatrice, Tentativi di botanica degli affetti, Bompiani, 2013, p. 324.

Édition française :

MASINI, Beatrice, L’aquarelliste, traduit par François Rosso, Le Livre de Poche, 2015, p. 432.

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