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Franco Fortini, le poète traducteur

De Lucrezia Lombardo

Traduit par Martina Petrucci

Parmi les auteurs du XXe siècle qui méritent d’être redécouverts, il y a sans doute Franco Fortini, poète, essayiste, critique littéraire, partisan, libre penseur, une conscience inquiète qui n’avait pas peur d’utiliser la poésie pour faire face à des sujets politiques brûlants. En tant qu’amateur et traducteur de la littérature française, Fortini s’intéressa aux écrits de Proust et d’Éluard et consacra notamment certaines de ses conférences à la traduction, recueillies dans le livre Leçons sur la traduction.

Traduction : assimilation « de la pensée d’autrui » par « sa propre pensée »

Dans ses réflexions, l’auteur s’interroge sur l’essence de l’acte de « traduire » et, à travers une très profonde analyse philosophique, « déconstruit » la conception selon laquelle la traduction correspondrait à une assimilation « de la pensée d’autrui » par « sa propre pensée ». Cette manière de traduire, incapable de conserver l’objectivité de « la parole de l’autre », est censée – selon le poète – s’effondrer et céder la place à une nouvelle manière de s’approcher des langues qui « ne sont pas les nôtres ». Cette « nouvelle manière » se fonde sur l’exigence de restituer au texte traduit sa singularité ineffaçable.

Et, pourtant, comme Adorno l’avait déjà remarqué, Fortini saisit le drame contemporain qui afflige toute langue : l’appauvrissement de sa portée culturelle et humanistique, à l’avantage d’un langage qui, en revanche, devient de plus en plus « technique » et « mécanique ». Le développement implacable des entreprises et de la science se termine donc avec la contamination de « la parole littéraire », en déclenchant un « processus déshumanisant » qui augmente au fur et à mesure de l’évolution du capitalisme.

C’est la capacité de Fortini à élaborer des analyses critiques de la société qui met en lumière sa formation civile ; l’intellectuel, d’ailleurs, a choisi dès le début de s’opposer à toute forme d’idéologie, en commençant par son refus d’adhérer au fascisme.

La poétique de Fortini est « une recherche du non »

En plus d’avoir été un traducteur affuté et un essayiste, Fortini a été un poète original, qui a lutté pour la liberté de penser sans jamais se plier au pouvoir des politicards, des illustres professeurs et des critiques affirmés. En définitive, nous avons affaire à un homme qui, pendant toute sa vie, a préféré la désobéissance d’une conscience réfléchie à un conformisme aligné typique des « intellectuels du système ». La poétique de Fortini est en effet « une recherche du non », où la négation touche à l’ineffaçable noyau de liberté auquel aucun écrivain ne devrait jamais renoncer : il est préférable de rester en marge, d’être isolé et de rester éloigné de tout compromis, plutôt que de devoir servir « un patron » qui choisit ce qui est admis et ce qui ne l’est pas.

Par sa rigueur et sa cohérence, Fortini a sans doute été l’un des intellectuels les plus authentiques de la deuxième moitié du XXe siècle et le courage de ses écrits et de ses choix est analogue à celui de Pasolini – qui a été tué pour ses paroles – et de quelques autres. La cohérence existentielle de l’auteur est probablement l’élément qui le caractérise le plus. En conformité avec cette cohérence, les écrits de ce grand maître méritent d’être redécouverts et reproposés au public, comme s’ils représentaient un témoignage vivant de la liberté de penser, notamment dans notre époque servile.

Fortini, en allant à contre-courant, a choisi de consacrer sa propre vie à la défense de la parole, convaincu qu’elle était la « voie royale » à parcourir, afin de réveiller les consciences et de prévenir les dégénérations autoritaires qui – comme l’époque du totalitarisme le démontre – nivellent la pensée et les individus, en les réduisant à une masse inerte.   

Dans le célèbre poème La Joie advenir, il existe quelque chose que nous ne pouvons pas nous permettre de perdre, et c’est à partir de ce « quelque chose » que tout le reste naît, ce qui doit être perpétuellement célébré. Ce « quelque chose » est l’école de la joie, basée sur les « vérités qui brillent » et que le pouvoir ne parvient pas à faire taire.

Bibliographie en français

FORTINI, Franco, Leçons sur la traduction, traduit de l’italien par Julien Bal, Irène Bouslama, Lucia Visonà, Les belles lettres éditeur, 2021, 153 pages

Bibliographie en italien
FORTINI, Franco, Foglio di via, dans Tutte le poesie, Mondadori, Milano, 2014, 922 pages

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