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Le mysticisme dans la poésie de Dino Campana

Par Lucrezia Lombardo

Traduction d’Alice Tonasso

Né en 1885 à Marradi, Dino Campana passe une enfance plutôt sereine, mais sa relation avec sa mère – femme sévère et catholique fervente – le marque profondément, tout comme son intolérance envers la réalité provinciale dans laquelle il grandit. À l’adolescence, le poète s’amuse en compagnie de son groupe d’amis dans des soirées au cours desquelles il discute de poésie et de philosophie et mange des châtaignes grillées, produit typique des Apennins tosco-émiliens. Ce sont les années où les premières crises nerveuses du jeune poète se manifestent, aggravées par son incapacité à s’adapter à la monotonie de la vie de village et par sa relation complexe, d’amour et de haine, avec sa mère.

Le mal de vivre qui frappe profondément Dino Campana dès son enfance le conduit à mener une vie errante, caractérisée par des voyages incessants, en Italie et à l’étranger, en alternance avec ses admissions dans des asiles et ses arrestations – le sort auquel tous les « fous » semblent être destinés. C’est justement à partir de cet « obscur mal de vivre » que la poésie de Campana prend forme, exprimant sa plénitude et son génie dans l’œuvre la plus complète de l’auteur, les Chants orphiques, écrits entre 1912 et 1913. Organisé en sections, l’ouvrage contient des textes en prose poétique et des poèmes, dont certains ont été composés lors des voyages du poète à Florence et au sanctuaire de l’Alverne, près d’Arezzo, le lieu mystique où saint François d’Assise aurait reçu les stigmates.

Pour comprendre la poésie de Dino Campana, il faut paradoxalement prendre d’abord en considération l’élément mystique qui est présent dans toutes les compositions de l’auteur, au-delà de sa vie débridée. En effet, les vers du poète sont caractérisés par un fort symbolisme spiritualiste, qui donne vie à un jeu architectural complexe et déroutant : ce symbolisme permet d’ennoblir la langue au point qu’elle devient une prière laïque, mue par le désespoir d’un homme hypersensible, condamné par la société à cause de la profondeur de son âme incomprise.

Ainsi, le poète écrit dans Jardin d’automne (Florence) :

«Rauchi grida la lontana vita:
grida al morente sole
che insanguina le aiole.
S’intende una fanfara
che straziante sale: il fiume spare

E in aroma d’alloro,
in aroma d’alloro acre languente,
tra le statue immortali nel tramonto,
Ella m’appare presente.»[1]

***

[…] En ses rauques rumeurs la vie lointaine
elle gronde au soleil mourant
qui ensanglante les parterres.
On entend une fanfare
Qui, déchirante, s’élève : le fleuve disparaît

Et dans un parfum de laurier,
Dans un parfum de laurier âcre et languissant,
Parmi les immortelles statues baignées du coucher de soleil,
Elle m’apparaît là.

La poésie – chimère et obsession – se manifeste ainsi au poète comme une libération mystique, devant la décadence qui touche toutes les choses, y compris les nobles statues de la Renaissance qui font de Florence la ville de la beauté.

La réalité apparaît en effet à Campana comme si elle était marquée par le germe de la décadence et de la mort, qui surgit même là où l’art dissimule le temps. C’est seulement la nature, force de vie impétueuse et éternelle, qui peut représenter pour le poète le chemin vers la vérité certaine à laquelle il aspire. C’est au milieu des bois et du triomphe de la nature que Campana trouve la paix et que son esprit se réconcilie avec les tourments qui ont marqué sa vie ; c’est là où il réussit à échapper à la violence constante subie à cause de sa propre « folie ».

Dans une prose poétique déchirante, tirée de L’Alverne (Chants orphiques, 1913), le poète écrit : « Des solitudes mystiques j’ai vu une tourterelle se détacher et s’envoler tendue vers les vallées immensément ouvertes. Le paysage chrétien, où l’on reconnaît les croix inclinées par le vent, s’en trouvait mystérieusement animé. Elle volait sans cesse sur des ailes déployées, aussi légère qu’un bateau sur la mer. Adieu colombe, adieu », et cet adieu que Campana imprime sur la page est l’adieu à la paix qui appartient uniquement au chant des bois et des animaux peuplant la vallée.


[1] Poésie tirée de l’ouvrage Canti orfici, Einaudi, Turin 2003.


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