« La tête sous l’eau » – Interview avec Laurent Lombard
Par Valentina Maini
Il y a un an, j’habitais dans un petit studio rue Daguerre, un coin lumineux et vivant de Paris, qui faisait un peu carte postale, c’est vrai, mais que j’adorais. Il y avait à proximité une libraire dont le nom était la traduction de l’un de mes romans préférés, écrit en 2013 par Antonio Moresco : La Petite Lumière. La Lucina.
Ces jours-ci – pendant mon déménagement – plusieurs passionnés de l’auteur se rencontraient à la Sorbonne à l’occasion d’un colloque international consacré à la figure de l’écrivain et à son écriture « visionnaire ». Moi, je venais de terminer un de ses livres, un recueil de dramaturgies que j’avais aimé et qui tournait sans cesse dans ma tête, comme un étrange souvenir. C’est à partir de ces coïncidences, de ces petites lumières disséminées tout au long de mon parcours parisien, que j’ai découvert l’amour des Français pour un des plus grands écrivains italiens vivants, un auteur ayant consacré une grande partie de sa vie à l’investigation de l’obscurité et de la lumière, de leur rapport complexe et aléatoire, configurant et bouleversant les trajectoires de notre vie terrestre. Né en 1947 à Mantoue, Moresco commence à écrire à la fin des années 70, depuis son arrivée à Milan, après une enfance marquée par l’expérience du collège religieux et par un long militantisme dans la gauche extra-parlementaire. Il n’a presque rien – ni travail, ni diplôme –, et il écrit à la main, pendant la nuit, sans recevoir aucune attention de la part des éditeurs, comme on peut le lire dans quelques-unes des lettres contenues dans le volume Lettere a nessuno, document précieux pour comprendre ses difficiles rapports avec l’industrie littéraire. Cet apprentissage caché, dans l’ombre, durera quinze ans. Quinze ans de solitude, d’obscurité, une obscurité dans laquelle puiser comme dans une véritable source vitale, créatrice. En 1993, trois de ses contes sont publiés dans le volume Clandestinità, ce qui met fin à son ermitage que, pourtant, il continuera à rechercher pendant toute sa vie : « je suis venu ici pour disparaître », lit-on au début de La Petite Lumière ; « j’ai besoin de revenir sous terre », déclarera l’auteur, après la publication de Gli increati. C’est en effet à partir de cette dimension obscure et secrète que ses œuvres presque magiques – comme sa monumentale trilogie (Gli esordi – Canti del caos – Gli increati) – peuvent paradoxalement venir à la lumière. Des œuvres que l’on rappelle surtout pour leur unicité, pour le pouvoir incantatoire qui émane de leur voix, une voix qui ne ressemble à rien de connu, rien de populaire, à la fois étrange et familière. Difficile entreprise que celle d’essayer de la transmettre dans une autre langue, en cherchant à ne pas altérer sa puissance. Le chef de cette quête héroïque est Laurent Lombard, soutenu par les éditions Verdier, auquel on doit les traductions françaises de Fable d’amour, La Petite Lumière et Les Incendiés. Je lui ai posé quelques questions sur son travail, sur son rapport avec l’auteur et l’œuvre, et sur les difficultés et les plaisirs de traduire une voix si rare et originale pour le public français.
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Bonjour, Laurent, et merci pour ta disponibilité. Je voudrais commencer par une question très simple : peux-tu nous raconter comment tu en es arrivé à connaître l’œuvre d’Antonio Moresco ? Comment s’est passée votre première « rencontre » ?
Comment en suis-je arrivé à connaître l’œuvre de Moresco ? C’était il y a quelques années. C’était un mois d’été. Je me souviens que c’était sur une petite île du Dodécanèse, celle-là même où fut rédigée l’Apocalypse. Un lieu où les longs reflets historiques d’Artémis jettent leurs éclats sur un paysage lumineux et profond, à l’aridité poétique. Un lieu propice à laisser libre cours à toutes les lunes que l’on a dans la tête, et où soudain tout impossible semble devenir possible, où goûter les joies pures de la lecture est un ravissement, une fête, une douce ivresse. Cet été-là, après avoir lu Regain de Giono et Graziella de Lamartine, je me décidai à lire les romans de Moresco, achetés quelque temps auparavant après que, dans un colloque, j’avais entendu certains universitaires étriller fâcheusement leur auteur. Ce qui, pour moi, était ce qu’on appelle un bon signe, dans le sens où ça braquait ma curiosité sur l’objet de ces critiques blâmantes. Alors, voilà, j’ai lu Moresco. Ce qui m’a frappé d’emblée, c’est cette voix qui filtrait de l’écriture, qui jaillissait des fissures d’une écriture à la fois aride et poétique. Je me rends compte en écrivant ces lignes combien au fond cette écriture est semblable au paysage de cette île. Quand je parle d’aridité, je n’entends pas quelque chose de négatif, mais plutôt d’une justesse retenue qui, dans l’écriture de Moresco, évite tout débordement de sensiblerie, toute humidité pleurnicharde, toute espèce de saillie psychologique sur le corps du récit. Une aridité extrême et littéraire et, de ce fait, exigeante, qui n’arrête pas de tout révoquer en doute, de flouter les lignes de la réalité, de crevasser le réalisme pour passer dans un ailleurs des profondeurs : le poétique, là où l’imagination moissonne tout ce qu’elle peut donner de sensations, comme dirait Stendhal.
Dans la masse des livres publiés, il est de plus en plus rare d’entendre une voix d’écrivain sourdre d’une œuvre littéraire. Eh bien, quand j’ai lu les premiers romans de Moresco, je me souviens avoir perçu une voix d’écrivain. Je ne connaissais pas l’auteur ni ne l’avais jamais entendu. Lorsque je l’ai rencontré pour la première fois, à Milan, il m’attendait sur le trottoir près de Porta Romana. Il m’a tendu la main et m’a dit d’une voix limpide et profonde : « Ciao, sono Antonio ». C’était exactement la voix que je m’étais faite, que j’avais entendue, en lisant ses livres. J’ai compris à ce moment-là que c’était un écrivain qui ne mentait pas. Qu’il n’était dans aucune posture d’auteur. Cette adéquation entre ces deux voix, celle de l’homme et celle de ses textes, m’a beaucoup marqué : elle a été pour moi comme une étincelle à la relation amicale qui allait naître.
En Italie, l’œuvre de Moresco a eu beaucoup de peine à émerger. En revanche, en France, elle a été accueillie chaleureusement et dès le début. En particulier, La Petite Lumière a été décrite comme « une merveille » (Études), « un conte comme on ne saurait en écrire aujourd’hui. Mais puissant et lumineux de sens » (Blog Le Monde), ainsi qu’« intense et magique » (Le Monde des livres). Est-ce qu’il s’agit selon toi d’une simple fascination pour tout ce qui est étranger ou y a-t-il d’autres raisons, culturelles, éditoriales… ?
Il est très difficile, et peut-être même vain, d’essayer de comprendre les raisons du succès d’un livre. On aurait envie de laisser ça aux extravagances des sociologues du public ou de la réception… Il y a sûrement trop de paramètres qui entrent en compte pour en déduire un système scientifique. J’aime à penser qu’il y a une part de magie dans les rencontres entre un livre, un auteur et un public. N’oublions pas que la littérature est (ou devrait être) une échappatoire à toutes les formes de systèmes méthodiques et organisés qui structurent despotiquement nos sociétés, nos vies, notre apprentissage culturel, lesquels nous empêchent d’avoir une vision ouverte et libre, transcendantale, et donc poétique, de la réalité, en un mot d’être des pêcheurs de lune. Bien sûr, on pourrait hasarder des hypothèses, mais à quoi bon ? Laissons agir la magie…
En tout état de cause, je ne crois pas qu’il y ait, dans le cas de Moresco, cette fascination du lecteur français pour l’étranger : presque rien dans ses livres ne permet de les situer en Italie. Aussi, plutôt que de fascination pour l’étranger, pourrait-on parler de fascination pour l’étrangeté. Si par étrangeté on entend des livres qui ne sont pas corsetés par des formatages narratifs et/ou éditoriaux. Les textes de Moresco ne sont pas guindés, précieux, prétentieux. Ils sont au contraire très naturels, primitifs. Et c’est pourquoi ils enfièvrent l’imagination, ils exaltent la liberté de l’imaginaire. Autrement dit, le texte l’emporte sur tout et c’est sans doute ça qu’il faut voir dans sa réception en France. Les lecteurs ont aimé un texte, des textes, une écriture.
Si tu devais décrire ton métier de traducteur en quelques mots, quelle image utiliserais-tu ?
Plusieurs images me viennent à l’esprit comme celle du copiste de tableau, mais elles sont toutes insuffisantes au fond. Je crois que celle qui correspond le plus, pour moi, au métier de traducteur est celle qui ressort de la peinture du Caravage, Saint Jérôme écrivant. On y voit le saint patron des traducteurs au corps faible, miséreux, saisi dans la dynamique d’un travail qu’on imagine long et pénible. Son bras est tendu en direction d’un crâne qui rappelle la mort. Ce bras, avec cette main qui tient un crayon, proche du crâne, est extraordinaire : j’y vois le lien entre le travail, le temps du travail et la mort. Traduit-on pour oublier que la mort existe ? Ou bien à force de traduire ne nous approchons-nous pas de la mort en ne prêtant pas attention, de fait, à la vie qui passe ? Voilà, c’est cette image qui résumerait le mieux la tâche du traducteur, qui est toujours nimbée de quelque chose qui a à voir avec la misère, entendue au sens premier de peine.
La voix littéraire de Moresco est apparemment intraduisible, avec sa puissance enfantine et, par ailleurs adulte avec son apparente simplicité et l’atmosphère magique qu’elle arrive à créer. Quelles ont été les difficultés majeures de cette « transposition » ? Est-ce qu’il y a eu une page, une ligne, un mot qui t’ont particulièrement bouleversé ?
Il y a un soulagement dans les romans de Moresco venant de l’absence de dialecte. Le dialecte est certes important dans le système linguistique et culturel, donc littéraire, italien, mais souvent, dans le passage en traduction, il cabosse l’écriture traduite et les traducteurs mangent le pain des larmes. Le dialecte en littérature, c’est comme un grain de beauté. Ça peut paraître beau, mais ça n’en reste pas moins un dysfonctionnement, une tumeur. Dans le corps du texte d’origine, il y a sans doute cet effet de beauté, mais dans la traduction il ne ressort souvent que l’autre effet, tumoral. Le dialecte oblige à toujours trouver des solutions qui ne sont jamais pleinement satisfaisantes, fussent-elles intéressantes sur le plan de l’inventivité et de l’invention linguistiques, et on ne peut pas ne pas penser ici à la génialité d’un traducteur comme Jean-Paul Manganaro.
Ce qui a été essentiel dans la traduction des trois romans de Moresco parus pour l’heure en France, c’était de respecter coûte que coûte la limpidité de la surface de l’écriture afin que le lecteur puisse s’engouffrer dans les profondeurs de l’imaginaire. L’écriture de Moresco est comme une étendue d’eau, un miroir d’eau. Afin de voir ce qu’il y a au-dessous, il ne faut pas créer de ronds dans cette eau, qui doit toujours paraître calme, même si elle ne l’est qu’en apparence. Le moindre friselis, la moindre vergeture sur la surface et c’est aussitôt notre vision du fond qui est troublée. Or, ce qui est intéressant chez Moresco c’est précisément qu’il invite à voir au-delà du miroir de la surface, dans le fond obscur, de nous inconnu. Plonger dans l’écriture de Moresco, c’est donc comme avoir la tête sous l’eau. Et c’est le silence des profondeurs, le silence poétique des profondeurs qui d’un coup se fait. Bien que tout autour ce ne soit qu’un tourbillon de vie, de combats, et aussi d’interrogations. L’écriture de Moresco immobilise, crée une espèce de silence et nous happe vers des ailleurs inconnus, impensables, inimaginables, impossibles, incréés. Et pourtant pensés, imaginés, possibles, créés grâce à la littérature. Tout l’enjeu de traduire ces trois livres résidait dans cela : ne jamais créer de troubles à la surface de l’eau-écriture. Ce qui complique le pari, c’est que les romans de Moresco échappent, et fort heureusement, à toute classification de genre. Donc les choix de traduction ne sont conditionnés par aucun élément, conscient ou inconscient, lié à une catégorie littéraire. Et il ne faut surtout pas que ces choix fassent basculer dans un style ou dans un autre, qui pourraient être le réalisme, le métaphysique, le fantastique… Traduire ces trois romans a été pour moi comme être un funambule qui ne devait jamais tomber d’un côté ni de l’autre, mais qui était tenu de suivre une corde invisible qui n’est autre que la voix de l’auteur, sa corde vocale poétique. Et cette corde (qui est aussi une tonalité), on la saisit dès le début, dès les premiers mots, la première phrase. Dans les trois romans, les premières phrases sont magnifiques, tendues à l’extrême. Si on les rate, c’est toute la marche sur la corde qui sera vacillante, c’est toute la mélodie des textes qui sera dissonante.
Les éditions Verdier jouent un rôle fondamental dans la diffusion de la littérature italienne en France. Elles ont même publié plusieurs auteurs contemporains, tels que Walter Siti, Emanuele Tonon, Cristina Comencini, Ginevra Bompiani, beaucoup d’autres : comment en es-tu venu à collaborer avec eux ? Peux-tu nous raconter quelque chose à propos du rapport que cette excellente maison d’édition entretient avec l’œuvre de Moresco ?
À tous ces noms, il faut aussi et peut-être surtout ajouter Silvio D’Arzo (dont le roman Maison des autres inspira le nom de la collection) et au moins Francesco Biamonti et son roman L’Ange d’Avrigue.
Ma collaboration avec Verdier naît avec et par la traduction des livres de Moresco. Comme je le fais habituellement, j’ai écrit une lettre aux responsables de la maison d’édition dans laquelle je faisais part de mon enthousiasme pour l’œuvre de Moresco et de mon désir intense de voir entrer cet auteur dans la prestigieuse collection Terra d’Altri. Nous nous sommes rencontrés avec Michèle Planel et Colette Olive, les cogérantes de Verdier. Il y a eu aussitôt une entente entière entre nous, intime, harmonieuse, fraternelle qui se mêlait avec l’entente du métier. Assez rapidement est venu l’accord de publier un premier livre La Lucina (La Petite Lumière). Je me souviens des mails d’enthousiasme des éditrices lorsqu’elles ont lu le roman. Et puis il y a eu très vite l’emballement des libraires qui ont littéralement porté Moresco vers le succès que l’on connaît. Voilà, je crois que le rapport qu’entretient Verdier avec l’œuvre de Moresco peut se comprendre, outre par leur même vision de la littérature, essentiellement sous le signe de la librairie. C’est un rapport à trois. Une entente des corps : celui de l’éditeur, celui de l’auteur, celui du libraire. Et si la modestie ne me retenait pas, je dirais même que c’est un rapport à quatre : avec le traducteur !
Au fond, le succès de Moresco montre qu’il est encore possible d’aller contre un certain système éditorial et littéraire de plus en plus engoncé dans le velours noir des codifications qui assurent une certaine aisance rassurante de la lecture. Je vois dans l’extraordinaire travail des libraires, de l’éditeur Verdier, et surtout dans les textes de Moresco, comme des coups d’épaules qui dégagent bien de l’engonçure des systèmes de codifications, privateurs de liberté.
Est-ce qu’il y a quelque chose qui change entre le « Moresco italien » et le « Moresco français » ? Sont-ils la même personne, se ressemblent-ils, ou y a-t-il des différences remarquables, que l’on ne peut pas arriver à éliminer ?
Je suppose que la question fait référence aux livres et non à la personne ; le cas échéant je ne saurais répondre… Mais s’il s’agit des livres, je voudrais souligner qu’une traduction n’est pas une imitation, un clonage et que, partant, le livre traduit ne peut être que différent du livre original, du fait même que les systèmes de langue sont dissemblables. Cette différence est intrinsèque à la traduction, de façon définitive et absolue. L’essentiel, pour moi, est de conserver la voix de l’auteur et toute la symphonie de son écriture, même si je suis contraint de remplacer parfois, quand c’est inévitable, un instrument par un autre pour que la partition puisse être jouée dans mon pays, ou moduler quelques notes. Tout l’art du traducteur est justement de faire en sorte que le lecteur n’y voie que du feu et se régale de la petite musique de l’écriture.
Et enfin : est-ce que tu peux nous révéler s’il y a d’autres auteurs italiens que tu aimerais traduire dans ta langue ?
J’aimerais beaucoup traduire Il conservatorio di Santa Teresa de Romano Bilenchi : c’est un texte d’une puissance d’écriture vertigineuse. Il y a aussi Fratelli d’Italia d’Alberto Arbasino, que j’avais commencé à traduire mais qui, pour des raisons financières, n’a pas (encore) trouvé d’éditeur. Mon grand rêve de traducteur serait de pouvoir (re)traduire certains romans de Marguerite Duras en italien. La voix littéraire de Duras est inégalable. J’aimerais tellement que les Italiens l’entendent dans la magie pleine et entière de ses cordes scripturales.
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