Calvino: ce réel névrotique, cette fantaisie érotique
Par Laura Paoletti

Italo Calvino, illustration de Filomena Oppido
On dit souvent, et comment le nier, que l’œuvre d’Italo Calvino se joue toujours entre le rationnel et l’imaginaire, le réalisme et le fabuleux.
Calvino a rarement choisi un camp, Le Sentier des nids d’araignées, son premier livre édité en 1947, qui parle de son expérience dans la résistance pendant la Deuxième Guerre, représente une exception dans sa production romanesque, en plus des nombreux articles et essais de linguistique et de sémiotique.
Pour le reste, il mélange, avec cette puissance d’artisan méticuleux qu’il maîtrise, la fable et le réel, la fantaisie et le concret, dans une solution de continuité fluide.
Le principe de réalité rattrape ses personnages, autant qu’il la fuient.
Ils sont là, tout simplement comme ça : Le Vicomte pourfendu (1952), Le Baron perché (1957), Le Chevalier inexistant (1959), Marcovaldo (1962), Les Cosmicomics (1965).
Il n’y a pas qu’une inversion de plans dans ses histoires ou la seule utilisation d’un symbole pour en rappeler un autre, les deux univers ne font qu’un.
Ils fusionnent, en en créant un troisième, s’il faut le définir pour pouvoir mieux ranger les catégories de la pensée. Si on court derrière le besoin d’interprétation.
Mais le souci de Calvino, inscrit dans son temps et dans son époque, était justement lié à l’interprétation : « les livres peuvent être bons ou mauvais selon comme ils sont lus », nous dit-il dans l’essai La Mœlle du lion (1955) [1], faisant presque, du coup, de la littérature un exercice et un moyen complètement conditionné par l’interprétation.
Donc je ne me plongerai pas dans cet exercice de tentative d’interprétation de son œuvre, sur laquelle beaucoup a été écrit. Je veux juste essayer d’appuyer sur une touche de sa production, en sortir une note musicale.
Par rapport à sa vie, il écrira, dans une lettre destinée à Claudio Milanini datée de 1985 : « Chaque fois que je vois ma vie figée et objectivée, je suis pris par l’angoisse, surtout quand il s’agit des détails que j’ai moi-même donnés ; […] en disant les mêmes choses, avec des mots différents, j’espère pouvoir détourner mon rapport névrotique à l’autobiographie. »[2]
Ou encore : « Les donnés biographiques : je fais partie de ceux qui croient, avec Croce, que d’un auteur importent seulement ses œuvres (quand elles comptent, bien évidement), donc les données autobiographiques je n’en donne pas, ou j’en donne de fausses, ou j’essaierai de les changer à chaque fois. Demandez-moi ce que vous voulez savoir, je vais vous le dire. Mais je ne vous dirai jamais la vérité, de ça vous pouvez en être sûr. »[3]
Il croyait en effet que faire descendre de notre passé et de notre vécu tout ce qu’on voit et on sent dans la vie n’est rien d’autre qu’une tentation littéraire (préface à Si par une nuit d’hiver un voyageur, 1979[4]).
Et donc il nous demande de résister à cette tentation littéraire qui nous prend, effectivement, souvent.
Mais à quoi bon essayer de résister de supposer, d’associer, de déduire ?
N’est-ce pas, d’ailleurs, ce qu’il cherche désespérément à nous faire faire dans Si par une nuit d’hiver un voyageur ?
Et n’est-ce pas l’évidente frustration de ce qui nous échappe sans cesse, répétée dix fois (il a bien dû donner un nombre défini), qui nous ramène dans la caverne pour nous faire recommencer à nouveau ?
Mais si on s’aventure à parler de frustration, on peut parler de désir aussi, alors.
Un désir incessant, toujours insatisfait, peut-être, dans l’absolu.
Car si le lecteur vit dix fois la frustration de l’interruption, dans ce roman, il vit aussi dix fois la renaissance du désir.
Du recommencement, de l’espoir du changement, du nouveau.
Et si cette quête était un exercice érotique contre ce réel névrotique et névrotisant dont il parle ?
« Lecteur, que fais-tu ? Tu ne résistes pas ? Tu ne fuis pas ? Ah, tu participes, ah tu plonges dedans… Tu es le protagoniste absolu de ce livre, c’est vrai, mais tu crois que ça te donne le droit d’avoir des rapports charnels avec tous les personnages féminins ? » [5]
Des personnages féminins dans cette œuvre, des villes dans Les Villes invisibles (1972), les aventures de Marcovaldo, les péripéties du chevalier, du baron, du vicomte : une multiplicité d’états et lieux autres, irréels mais sauveurs.
Où l’on se noie et où l’on se retrouve.
N’est-ce pas moins ici une affaire de sexe, mais plutôt de fantaisie créatrice, érotique, où la puissance du désir qui se recrée dans la multiplication des situations (personnages, villes, débuts de romans possibles, aventures, univers…) réveille la volonté, cette volonté dont Calvino parle, la volonté positive.
À l’intelligence négative qui voit la réalité dans toute sa force, la volonté positive vient s’ajouter, pour acter la réaction : « cette conscience de vivre dans le point le plus bas et tragique d’une parabole humaine, c’est le point de départ de toute fantaisie, de chacune de nos pensées. »[6]
Une réponse à certains qui ont reproché à Calvino d’être un écrivain qui n’avait pas pesé sur son époque. La littérature comme un levier pédagogique et politique, presque : « nous faisons partie de ceux qui croient en une littérature qui ait une présence active dans l’histoire, en une littérature qui éduque. […] La littérature doit parler à ces hommes, elle doit – pendant qu’elle apprend d’eux – leur enseigner, leur être utile, et elle peut les servir d’une seule façon : en les aidant à être plus intelligents, plus sensibles, plus fort moralement. »[7]
Choisir une fantaisie érotique, affabulatrice d’un désir moteur, artisane de cette volonté positive, qui s’entremêle, se mélange et se tortille avec la réalité, sans laquelle elle ne pourrait même pas se résoudre, c’est probablement une de ses intentions.
Et au final, j’ai interprété, je n’ai pas résisté à la tentation.
Mais heureusement, un livre devient un classique : « quand sa force ne se finit jamais, elle dure à jamais, au-delà de toutes les interprétations possibles. » [8]
J’en conclus donc que rendre hommage à un de ses maîtres (au sens de « pédagogue », comme lui-même se décrit, ainsi que d’autres [9]) est toujours une chose émouvante, « faussement généreuse » (dirait-il), autant qu’impossible, presque.
Et pourquoi pas effectivement recommencer. D’une autre façon.
Ou alors le relire, à nouveau, mais en le laissant à moitié, cette fois-ci, « perché ».
Sur le fil d’un désir qui ouvrira la porte sur un autre monde, une autre ville, un autre roman.
C’est peut-être tout cela, au final, l’expérience de se confronter à Italo Calvino.
[1] Il midollo del leone, in Una pietra sopra, Milano, Mondadori, 1980
[2] “Ogni volta che rivedo la mia vita fissata e oggettivata sono preso dall’angoscia, soprattutto quando si tratta di notizie che ho fornito io […] ridicendo le stesse cose con altre parole, spero sempre d’aggirare il mio rapporto nevrotico con l’autobiografia” Lettera a Claudio Milanini, 27 Luglio 1985 (traduction de la rédactrice).
[3] « Dati biografici : io sono ancora di quelli che credono, con Croce, che di un autore contano solo le opere. (Quando contano, naturalmente.) Perciò dati biografici non ne do, o li do falsi, o comunque cerco sempre di cambiarli da una volta all’altra. Mi chieda pure quel che vuole sapere, e Glielo dirò. Ma non le dirò mai la verità, di questo può star sicura. » Lettera a Germana Pescio Bottino, 9 Giugno 1964 (traduction de la rédactrice).
[4] Edition Oscar Mondadori “Se una notte d’inverno un viaggiatore“, Milano, 1994 (traduction de la rédactrice).
[5] « Lettore cosa fai ? non resisti e non sfuggi? Ah, partecipi..ah ti ci butti anche tu… sei il protagonista assoluto di questo libro, d’accordo, ma credi che ciò ti dia il diritto d’aver rapporti carnali con tutti i personaggi femminili ? » Edition Oscar Mondadori “Se una notte d’inverno un viaggiatore“, Milano, 1994 (traduction de la rédactrice).
[6] « Questa coscienza di vivere nel punto più basso e tragico di una parabola umana […] è il dato di partenza di ogni nostra fantasia, di ogni nostro pensiero ». Il midollo del leone, in Una pietra sopra, Milano, Mondadori, 1980.
[7] « Noi siamo pure tra quelli che credono in una letteratura che sia presenza attiva nella storia, in una letteratura come educazione, di grado e di qualità insostituibile. […] La letteratura deve rivolgersi a questi uomini, deve – mentre impara da loro – insegnar loro, servire loro, e può servire solo in una cosa: aiutandoli ad essere sempre più intelligenti, sensibili, moralmente forti ». Il midollo del leone, in Una pietra sopra, Milano, Mondadori, 1980.
[8] « Quando un libro diventa un classico se non quando risulta inesauribile di fronte ad ogni lettura? Quando la sua forza non si esaurisce mai, ma dura per sempre eccedendo ogni possibile interpretazione? »Il midollo del leone, in Una pietra sopra, Milano, Mondadori, 1980.
[9] « Un grand lecteur qui écrit et qui, en écrivant ses apologies, interprète et résume, avec une efficacité sans égal, tous nos classiques et les siens aussi, de Stevenson à Nievo, d’Ariosto aux philosophes » In quel momento muore, un bilancio su Italo Calvino de Matteo Marchesini http://www.doppiozero.com/materiali/calvino-trentanni-dopo/in-quel-momento-muore
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