Entretien avec Lucia Biagi, un des dessinateurs les plus intéressants du moment
Par Mari Accardi
Née en 1980 à Pise, Lucia Biagi est la cofondatrice et animatrice du label Amenità Comics et elle s’occupe avec son compagnon d’une librairie spécialisée BD à Turin, Belleville Comics. Point de Fuite (Punto di fuga, publié en 2014 en Italie chez Diabolo Edizioni) est sa deuxième bande dessinée, après Pets (Kappa Edizioni, 2009). Elle a également réalisé le reportage dessiné Japanize Me, un guide du manga publié sous forme d’ebook en 2014 (Zandegu). Lucia Biagi a fait partie des jeunes talents sélectionnés pour la mostra Futur Antérieur du Napoli Comicon de 2012.
Salut Lucia, Sestrières est le deuxième livre publié par les éditions ça et là, après Point de fuite ; comment as-tu rencontré ton éditeur français ?
Nous nous sommes rencontrés au Festival international de la BD d’Angoulême auquel je participais sur un stand dédié aux autoproductions. Il y a trois ans Point de fuite venait de sortir en Italie et je suis passée voir des éditeurs que j’avais sélectionnés pour leur présenter mon livre. Ça et là a été immédiatement intéressé, et comme par magie quelques semaines après j’avais un contrat.
Misdirection est le titre de la version italienne, ce qui signifie « détournement d’attention », un concept clé dans ton livre. Ça et là a plutôt préféré utiliser le nom du petit village de montagne où se passe l’histoire : Sestrières, vu comme un lieu sombre, une espèce de Twin Peaks. Pourquoi ce choix d’après toi ?
Les deux éditeurs voulaient se focaliser sur des thèmes différents. L’éditeur français a souligné l’aspect teen-drama pour les ados, en mettant en valeur le côté mystérieux de l’histoire et l’ambiance particulière du petit village de montagne. L’éditeur italien, par contre, a préféré se concentrer sur le côté introspectif de la protagoniste, sur l’usage des réseaux sociaux aujourd’hui et sur la problématique du sexting. Les deux couvertures reflètent les deux points de vue : la française est plus descriptive et généraliste, l’italienne plus graphique et intime. Je ne peux qu’être heureuse si les éditeurs et les lecteurs trouvent plusieurs thèmes intéressants.
Dans les deux livres, tu utilises la bichromie, jaune et bleu pour Point de fuite, vert et violet pour Sestrières. Ce sont des couleurs inhabituelles, mais très efficaces. Les as-tu choisies pour une raison particulière ?
J’aime beaucoup les BD en noir et blanc, c’est le genre de BD que je préfère, mais en même temps je pensais que la couleur pouvait rendre mes travaux plus complets. Dans les autoproductions j’avais fait des expérimentations avec la bichromie, c’est pour cela que j’ai fait ce choix, et quand j’ai commencé à dessiner Point de fuite la bichromie a continué à me convaincre, je pensais qu’elle pouvait donner pouvoir et expressivité à l’histoire. Normalement, je choisis une couleur foncée qui sert à remplacer le noir pour les traits, et une couleur plus claire pour les demi-teintes. Pour Sestrières j’étais presque forcée d’utiliser le vert, compte tenu de la quantité d’arbres et de pelouses présentes.
Dans Sestrières, le lecteur est complètement immergé dans l’histoire, qui se déroule sur une journée. Il n’y a pas de voix off et les pensées des personnages sont montrées d’une façon très cinématographique, seulement à travers les actions, les cadrages, les détails, ou les encarts d’un style différent (par exemple les dessins que la protagoniste, Federica, publie sur Instagram). Comme pour Point de fuite, on a l’impression que tu y as beaucoup travaillé et de manière méticuleuse. Comment as-tu eu cette idée et combien de temps as-tu mis pour la développer ?
En fait, j’en ai eu l’idée avec Point de fuite, le défi était de faire un livre vraiment introspectif, sans utiliser les bulles de pensée. J’ai pris cette décision, car je ne voulais pas que la protagoniste devienne, disons, trop « balourde ». Sabrina est une fille qui agit sans réfléchir, alors j’ai cherché d’autres moyens pour décrire son intériorité.
Par contre, Federica, dans Sestrières, en tant que jeune fille de 13 ans, est très sensible, mais introvertie et j’ai pensé que son moyen de communication devait forcément être lié au portable et aux réseaux sociaux. C’est pour ça que j’ai décidé de la faire communiquer avec le monde extérieur au travers du journal vocal, d’Instagram, et des vidéos animées. Je crois que le résultat est un mix qui provient des mangas (lesquels dédient beaucoup d’espace à la description des lieux en dehors du temps) et des milliers de séries télé que je regarde et qui expliquent les choix plus « cinématographiques ».
Pour dessiner Sestrières j’ai mis presque un an et demi, ça peut sembler beaucoup de temps, mais en tout cas ce n’est rien comparé au temps mis pour Point de fuite. L’histoire est venue plus facilement, et aussi pour la dessiner ç’a été plus facile, car j’avais des références très précises pour les lieux. Oui, je suis lente, mais je suis en train de m’améliorer.
En général, quel est ton procédé créatif ?
C’est un peu difficile à expliquer, car je me rends compte que c’est un processus discontinu et mystérieux. J’ai toujours avec moi un cahier pour prendre des notes et faire des croquis, il y a des jours où j’y écris beaucoup et des jours où j’oublie qu’il est dans mon sac. Je cherche à lire beaucoup de livres, à observer les gens, à réfléchir sur les thèmes que je voudrais aborder. Au début, je cherche à ne pas me forcer, je laisse le temps passer sans angoisse. Après, quand j’ai ressemblé assez de matériel, le procédé devient plus rationnel. Quand le séquencier est prêt et les scènes principales bien définies (cette méthode remplace le scénario classique), le pire est passé et je peux m’asseoir à ma table de dessin et commencer à travailler. C’est à partir de là que commence la phase vraiment fatigante !
Dans tes travaux les objets jouent un rôle très important. Par exemple le portable dans Sestrières, ou l’interlude final dans Point de fuite. Ici, en particulier, les objets sont décomposés (Sabrina, la protagoniste, est déçue par les nouvelles surprises Kinder qui sont déjà montées). L’importance que tu donnes aux objets a-t-elle quelque connexion avec les magnifiques créations au crochet que tu fais ?
J’aime fabriquer des choses, toutes sortes de choses ! J’ai retrouvé les BD que je dessinais quand j’étais petite et le truc qui m’a le plus impressionnée c’est qu’elles étaient reliées à la main, avec la couverture en carton, les fausses pubs derrière et aussi le prix ! Elles étaient des copies uniques que je ne vendais pas, mais mon attitude était quand même d’en faire des objets complets et finis.
J’ai eu ma phase de sculptrice, de menuisière, de couturière, maintenant je fais du crochet et de la broderie, mais j’ai aussi construit un château fou pour mes chats. L’autoproduction a été un passage logique quand j’ai commencé sérieusement à faire de la BD, vers mes 20 ans, parce que j’aime les objets.
Et j’aime aussi habiller mes personnages avec un style bien précis. Par exemple j’ai une obsession pour les sneakers et chaque personnage a des chaussures parfaites pour lui.
Ah, j’oubliais… je suis aussi une accumulatrice compulsive…
Quels sont les BD et les auteurs qui t’ont le plus inspirée ? Es-tu en train de travailler à un nouveau projet ?
Les auteurs de BD que j’aime le plus sont : Daniel Clowes, en particulier pour Ghost world, Adrien Tomine avec Loin d’être parfait, Jiro Taniguchi et son chef d’œuvre Quartier lointain, et d’autres mangakas de la vieille école, comme Mitsuru Adachi ou Osamu Tezuka.
Parmi les plus jeunes je dirais : Inio Asano, Jillian Tamaki… Mon Dieu, je risque de faire une liste très très longue.
Mon deuxième boulot (ou mon premier, ça dépend du point de vue) est de gérer un magasin de comics, du coup j’ai la possibilité de lire et de découvrir beaucoup de BD, de tous les genres, c’est pour ça que je pourrais continuer à lister à l’infini.
Par contre, pour les écrivains la liste est plus courte. En top trois je mets : Eugenides, Welsh et Murakami. Il y a probablement quelqu’un d’autre que j’oublie en ce moment. Par exemple je suis en train de lire la bibliographie de Stephen King.
Je viens de commencer une nouvelle historie : pour l’instant je n’ai pas d’idées très précises, du coup je ne peux pas en dire grand-chose. Je ne cherche pas à faire la mystérieuse, mais je ne sais pas encore où je vais arriver.
BIAGI, Lucia, Point de fuite, éditions ça et là, 2015, 160 p.
Traduction de Malysone Bovorasmy, lettrage de Riccardo Zanini.
Sabrina est une jeune Italienne de 25 ans au caractère bien trempé. Elle vit chez ses parents dans une petite ville de province, mais passe le plus clair de son temps chez son petit ami. Confrontée comme tous les Italiens de sa génération à une terrible crise économique, elle affronte également une crise existentielle. Au seuil de l’indépendance et du monde adulte, elle peine à faire face à ces changements. Début décembre, une grossesse imprévue vient bouleverser sa vie déjà passablement mouvementée. Elle décide d’avorter, mais le rendez-vous à la clinique est fixé au mois suivant… Trente jours au cours desquels Sabrina, entre angoisse et colère, a le sentiment que sa vie échappe à son contrôle.
BIAGI, Lucia, Sestrières, éditions ça et là, 2017, 208 p.
Traduit par Aude Lamy
Federica, 14 ans, passe l’été avec ses grands-parents à Sestrières, petite station de ski située non loin de Turin, d’où elle est originaire. Elle fréquente Noemi, plus âgée, belle et délurée, dont il est particulièrement flatteur et excitant d’être l’amie. Un matin, Federica se réveille après une soirée dont elle conserve peu de souvenirs et constate que Noemi a disparu. Inquiète, elle se lance à sa recherche, avec l’aide de son ami Giorgio. Au cours de leur enquête, les deux adolescents vont être peu à peu exposés aux zones d’ombre de ce village où tout le monde s’épie et où les ragots vont bon train…
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