Pasolini, poignant et puissant
Par Laura Paoletti

Pier Paolo Pasolini, illustration de Pia Taccone
S’apprêter à écrire sur Pier Paolo Pasolini, en français, le lendemain du premier tour de l’élection présidentielle est une coïncidence qu’on ne peut pas ne pas relever. Comme on dit : le hasard fait bien les choses.
Car parler de Pier Paolo Pasolini signifie parler de politique, tout d’abord.
Et l’oublier, c’est ne pas lui rendre l’hommage qu’il mérite.
Parce que Pasolini a été l’un des derniers intellectuels engagés dont l’Italie a accouché.
Et parce que Pasolini vient du contexte politique et social des années 1940 aux années 1970, dans lequel il s’est construit.
La Deuxième Guerre, la construction de l’Italie, la Guerre froide et la société de consommation, les années de plomb, la réflexion sur l’autorité, la punition, la violence, les crimes d’État restés non résolus, tout ce qui était suspendu dans les affaires du « Palais », tout ce qui liait le fascisme historique au fascisme objectif, comme il le définissait.
C’est-à-dire la mentalité qui crée le fascisme, le fascisme comme idéologie qui anéantit toute autre idéologie, et la réflexion portée, selon lui, par la Démocratie chrétienne de l’époque.
Pier Paolo Pasolini a fait tout ce qu’il pouvait pour attaquer, démasquer, ironiser, descendre, casser, rendre intelligible ce pouvoir auquel il était opposé.
Car si Pasolini s’en prenait à la puissance envahissante de la culture de masse, à l’aplatissement de la pensée, au capitalisme et à l’hypocrisie des affaires d’État, aux classes dirigeantes et à la bourgeoisie ; il ne s’en prenait pas moins à Pasolini lui-même.
Auteur contesté, censuré à plusieurs reprises, accusé d’atteinte à la morale, il a été lui-même victime d’une tragédie non résolue, longue et insoutenable : son assassinat.
Son assassinat a été classé officiellement comme un crime passionnel en 2015, pourtant certains continuent de se questionner et d’essayer de comprendre.
« Ce fut un assassinat politique, prémédité », nous dit Simona Zecchi : « Pasolini ne s’est pas rendu à Ostie pour coucher avec un mauvais garçon, mais parce qu’on lui a fait croire qu’il pourrait récupérer les bobines volées de son film Salo ou les cent vingt journées de Sodome, sorti après sa mort », explique la journaliste d’investigation indépendante.
Qualifiée d’« enquête définitive » par La Repubblica, l’essai Massacro di un poeta (éditions Ponte alle Grazie, non traduit en français) nous raconte comment ce massacre n’avait d’autre but que de faire taire à jamais celui dont « chaque intervention était un coup dans l’estomac de la bourgeoisie et du pouvoir ».
Alberto Moravia, lors des obsèques de son ami, dira : « Une société qui tue ses poètes est une société malade ».
Tout est là peut-être, et tout est à voir, à lire, à entendre chez Pasolini.
Tout est à réfléchir.
Car c’est surtout cela que dénote, selon moi, sa production, sa création fertile et utile, poétique et politique : l’engagement continu et incessant vers la pensée, pour la pensée.
Dans ses romans et ses essais, parmi lesquels : Une vie violente, Théorème, Pétrole, Écrits corsaires, Lettres luthériennes.
Dans ses films, parmi lesquels : Mamma Roma, Ricotta, L’Évangile selon saint Matthieu, Des oiseaux, petits et gros, Le Décaméron, Les Contes de Canterbury, Les Mille et une Nuits, Salò ou les 120 journées de Sodome.
Cinéaste, écrivain et penseur, Pasolini nous a laissé de multiples outils dont nous avons besoin pour comprendre, analyser et débattre sur et dans la société (certains passages sont encore d’une actualité troublante) et au final, rire aussi de certaines images grotesques, des métaphores représentatives de sa vision des choses.
Poète de la rue et des marginaux, bien sûr ; mais aussi de la mélancolie et de la solitude.
Accompagné et soutenu par une écriture claire, juste, coupante, transversale et parfois d’une lucidité à laisser sans souffle, Pasolini a également composé un des plus douloureux et émouvants poèmes dédiés à une mère : Supplique à ma mère.
La chanteuse Diamanda Galas en a fait une interprétation poignante et puissante, termes que l’on devrait peut-être utiliser pour définir Pier Paolo Pasolini dans l’entièreté de son œuvre.
Il est difficile de dire avec des mots de fils
ce à quoi dans mon cœur je ressemble bien peu.
Tu es la seule au monde à savoir, de mon cœur,
ce qu’il a toujours été, avant tout autre amour.
Voilà pourquoi je dois te dire ce qu’il est horrible de savoir :
c’est à l’intérieur de ta grâce que naît mon angoisse.
Tu es irremplaçable. Voilà ce qui a condamné
à la solitude la vie que tu m’as donnée.
Et je ne veux pas être seul. J’ai une faim infinie
d’amour, de l’amour de corps sans âme.
Parce que l’âme est en toi, c’est toi, mais tu
es ma mère et ton amour est mon esclavage :
j’ai passé mon enfance esclave de ce sentiment
élevé, irrémédiable, d’immense engagement.
C’était la seule façon de sentir la vie,
la seule couleur, la seule forme : maintenant c’est fini.
Nous survivons : et c’est la confusion
d’une vie qui renaît hors de la raison.
Je t’en supplie, ah, je t’en supplie : veuille ne pas mourir.
Je suis ici, seul, avec toi, en un futur avril…
Pasolini “Con la forza dello sguardo ” par David Parenti Enregistrer.
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