La Féroce, de Nicola Lagioia
Par Giuditta Casale
Sur le fond d’un brouillard gris-vert, une fille fit son entrée dans le jardin. Elle était nue et pâle et recouverte de sang. Les ongles de ses pieds étaient vernis de rouge, ses chevilles belles, d’où commençaient les jambes sveltes, mais bien modelées. Les hanches souples. Les seins fermes et ronds. Elle marchait pas à pas – lentement, de manière chancelante, en coupant en deux la pelouse.
À la façon d’un puzzle. C’est ainsi qu’on lit La Féroce (Flammarion) de Nicola Lagioia (La Ferocia) .
Les premières pages donnent tout de suite l’image à reconstruire, par leur force véritable, tangible et vigoureuse : une jeune femme nue et ensanglantée, marchant le long de la nationale qui relie Bari à Taranto. Nous la suivons lentement, nous sommes à ses côtés, nous percevons sa douleur et l’inutilité nécessaire de son cheminement. Tout autour, la faune nocturne – les hulottes, les chats errants, les aspics, les grillons et un énorme rat – que Lagioia traite avec son ouïe fine et son regard méticuleux.
Dans les premières lignes du roman, le temps stagne, il coule lentement et minutieusement, jusqu’à ce grondement par lequel tout commence et tout se termine :
Puis l’animal perçut une vibration sur la chaussée et il s’immobilisa. Le silence fut comblé par le grondement d’un moteur qui se rapprochait de plus en plus. Deux phares blancs éclairèrent la silhouette d’une femme, et enfin les yeux de la jeune femme réfléchirent l’effroi d’un autre être humain.
À partir de ce moment, le temps devient fou, tourbillonne sur lui-même, nous sommes entraînés dans la peau des personnages, il nous contraint à tourner avec eux, follement. Vers l’avant et vers l’arrière, présent et passé se mélangent.
Nous nous retrouvons de multiples fragments de la narration entre les mains, comme les pièces d’un puzzle, et pourtant, tout au long de la lecture – tout en connaissant l’image à reconstruire, ainsi que l’atroce vérité de la mort de Chiara – chaque petite pièce donne une image inattendue, dévoile un détail, éclaire les intrigues et les enchaînements, confond les impressions et les sentiments.
On n’avance pas de manière linéaire lorsque l’on fait correspondre les pièces du puzzle, on suit plutôt le fil du hasard par lequel les fragments nous sont présentés. Certains exigent un effort d’interprétation et de placement, tandis que d’autres s’insèrent très facilement.
Plus l’image est riche, détaillée, précise, et plus il nous faut faire attention, suivre le dessin avec persévérance. Au lecteur aussi Nicola Lagioia demande une lecture constante et décidée, la capacité de passer au crible et de percevoir, un regard et une analyse lucides.
Comme pour un puzzle qu’on viendrait de terminer, l’image est bien plus nette que celle qui est représentée sur la boîte ; ainsi, une fois terminé le roman, l’impression du lecteur est amplifiée, il a vécu dans la peau des personnages, il en a partagé la fragilité et la folie, il a pénétré jusqu’aux profondeurs de leurs cœurs et de leurs esprits.
Nicola Lagioia a décidé de raconter une histoire compliquée de façon difficile. Il feint d’écrire un roman noir, mais en fait il en bouleverse les règles. Il n’a rien accordé à ses personnages, ni à ses lecteurs, ni au tableau d’une Italie bridée par des liens insensés, s’adonnant au je-m’en-foutisme et à l’intérêt personnel.
Il a choisi des personnages incommodes, chacun à sa façon particulière, et il en a suivi les sinuosités et les régressions. Il les a tous réunis aux funérailles de Clara, sauf Michele, le demi-frère, dont l’absence pèsera beaucoup. Leur rapport est en même temps étrange et délicat. Les sentiments qui les relient se situent entre l’empathie et l’étouffement, entre la jalousie de Gioia – la sœur cadette de Clara – et le manque d’intérêt de Ruggero, l’aîné, un oncologue de renommée mondiale, qui n’arrive pas à garder ses distances face aux affaires louches de son père.
Vittorio Salvemini est un puissant constructeur dans les Pouilles. Face à un système boursouflé, il a fait fortune difficilement et non sans collusions. Tout autour de lui un engrenage raconte l’Italie la plus louche et de mauvaise foi, intimement liée à l’argent, au chantage et au déplacement de chaque pion sur l’échiquier : du magistrat au journaliste, du géomètre au comptable, jusqu’au camionneur, qui se retrouve par hasard impliqué dans cette affaire, et qui refera sa vie au prix d’une jambe.
Michele est un héros moderne, ayant des côtés sombres et une honnêteté intransigeante, qui font de lui un personnage trouble et un perdant, nourrissant lui-même ses frustrations et ses velléités. C’est une destinée funeste, marquée par la perte répétée de femmes : sa mère, sa sœur et enfin sa chatte.
Une famille claustrophobe s’appuyant sur ce qui ne peut pas se dire, sur les secrets et le mensonge.
C’est un tableau impitoyable que brosse La Féroce, grâce aussi à une langue riche, imagée, enrichie par les descriptions de la nature, notamment des animaux, qui sont rendues avec une précision onomatopéique.
Il y a le sentiment de malaise existentiel et le côté obscur du pouvoir et de l’argent, l’asphyxie des sentiments qui demeurent liés au malheur, à la solitude et au masochisme.
On voudrait que cette Italie ne nous appartienne pas, qu’elle ne fasse pas partie de nous et de notre histoire ; pourtant Nicola Lagioia nous dévoile tout à la fois son côté obscur et ses profondeurs, en démontrant combien, au fond, cela concerne nous tous.
Cet article est disponible en version originale sur le site Giuditta legge.
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