La soie et le fusil, de Gioacchino Criaco
de Maria Zappia
Julien est à l’intérieur d’une église de campagne, il perçoit l’odeur de la cire et la cantilène interminable des femmes qui prient agenouillées, il se sent suffoquer, il entend un bourdonnement dans ses oreilles et décide de fuir à l’extérieur en s’échappant du contrôle de sa mère.
Ce besoin inopiné de lumière et de jeux le mène sur l’esplanade devant l’église, où il trouve deux enfants prêts à commencer une compétition de saltozoppo. Ils sont vêtus de la même façon, avec des t-shirts blancs et des shorts bleus. Ils sont peut-être étrangers ou fils d’émigrés, pense le petit pendant qu’il se laisse regarder par eux d’un air de défi. “Vous allez voir”, pense-t-il, et il plie tout de suite sa jambe pour commencer à jouer et courir, courir à perdre haleine jusqu’à les atteindre et à les dépasser. Quand il se laisse tomber au milieu des fougères, Julien est épuisé, crevé, mais il a gagné. Il rit de bon cœur, baisse son caleçon et, sortant son zizi, fait pipi devant les autres qui rougissent de honte puisqu’ils se sentent injuriés.
Sa mère, haletante, arrive et exige de son fils une explication pour sa soudaine disparition. Julien décrit les nouveaux arrivés et raconte tout plein d’enthousiasme sa victoire à saltozoppo.
Entretemps, à l’extérieur de l’église se forme un petit cortège de personnes qui traversent un pont en bois sur la rivière pour arriver à une clairière à la fin d’un chemin de terre tortueux. C’est une partie de campagne gaie et joyeuse que tous les habitants du pays font une fois par an pour honorer leur saint patron et pour visiter deux villages abandonnés depuis longtemps : Scruti et Coraci.
Les enfants étrangers et Julien avec ses parents se retrouvent aussi dans le groupe. Après la visite dans le bourg et la messe ils se replient tous dans une pinède pour manger et boire au son de la musique traditionnelle. À cette occasion, on voit ensemble des personnes qui, au village, ne s’assoient jamais sur le même banc de la place ou à la même petite table de bar. Après le déjeuner et des plats extraordinaires de colliers, lards, fromages de tête et fromages tout court, il est temps d’assister à un moment très attendu. Julien voit venir une vieille mystérieuse qui est soulevée sur une chaise et que l’on dépose au centre d’un espace ouvert : c’est tante Tuta, que pendant le reste de l’année on ne voit pas dans les rues du pays et que les jeunes gens ne connaissent pas. C’est elle qui dirige le bal traditionnel et qui à chaque fois choisit celui qui, dans le groupe, va se produire dans une tarentelle incessante jusqu’à faire danser tout le monde, les grands comme les petits, à un rythme fiévreux et, ensuite, tranquillement, en menant les danses avec autorité et douceur…
La structure du conte de fées noir élaborée par Gioacchino Criaco est celle d’un roman à plusieurs voix, aussi nombreuses que les personnages qui peuplent l’histoire. Chacun s’exprime à travers un hétéronyme iconique : nymphe, chiot, gecko, serpent ; ce sera le lecteur qui attribuera à chaque narrateur l’identité qui lui est propre, en plongeant totalement dans l’histoire et en cueillant les suggestions qui en découlent. En tout cas, la narration est totalement axée sur deux spirales fortes : le sentiment de l’amour et celui de la vengeance. Le premier est un sentiment mûr et constructif qui lie deux êtres humains désireux, en toute liberté, de s’autodéterminer sans conditionnements extérieurs ; le second est le résultat d’héritages ataviques, qui cause l’abjection et des crimes violents.
Le moyen de sortir de l’enchevêtrement qui enveloppe les protagonistes est indiqué par deux vieilles mères, les fondatrices des familles en conflits, qui, en se rapportant de façon lucide à la réalité, montrent dans la rencontre et dans le dialogue une voie possible pour résoudre les fractures familiales initiales. Des fractures qui, dans les lieux où le roman est situé, évoluent aussitôt en fissures sociales, imperméables à l’intervention de l’État, et qui de l’extérieur sont apparemment incurables.
En d’autres termes, certaines voix font non seulement partie de la réalité romancée, mais appartiennent aussi directement à l’auteur qui, après avoir enquêté sur les trames complexes des phénomènes criminels qui existent en Calabre et après avoir offert au lecteur quelques descriptions minutieuses d’évènements violents, ne se soustrait pas à l’engagement militant de mettre en relief des moyens concrets pour sortir de cette situation. D’autre part, cette intention est réalisée courageusement en renversant les stéréotypes habituels qui dans l’imaginaire collectif accompagnent le tempérament des femmes du Sud.
En d’autres termes, dans ce roman, comme dans d’autres de l’auteur, plutôt que d’identifier des personnalités féminines soumises ou, bien pire, des fomentatrices de haines hystériques, on retrouve des constructrices audacieuses et fertiles d’évènements pacificateurs entre les clans rivaux, des femmes évoluées et conscientes qui déterminent la guérison de blessures anciennes et le dépassement de la haine sociale.
Cet article est disponible en version originale sur le site Mangialibri
Traduction de Laura Majocchi
CRIACO Gioacchino, Il saltozoppo, Feltrinelli, 2015, 205 p.
CRIACO Gioacchino, La soie et le fusil, traduction de Serge Quadruppani, Anne-Marie Métaillé, 2018, 208 p.
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