Mio padre, de Rossana Campo

« Toutes les familles heureuses le sont de la même manière, les familles malheureuses le sont chacune à leur façon » disait Tolstoï ; Rossana Campo nous décrit malheur et bonheur de sa famille à elle.

Par Cinzia Dezi

« Un jour mon père m’a dit : “Rossana, tu ne dois avoir peur de rien dans la vie, parce que tu as été conçue sur une table de billard, ne l’oublie jamais !” 

Je suis retournée à Albisola le 5 novembre de l’an dernier, l’état de papa s’était soudain aggravé. Après une vie de maladies, opérations, ulcères à l’estomac, problèmes de foie, accidents de voiture, comas éthyliques, comas diabétiques, opérations diverses aux pieds (amputé de six ou sept orteils), pontage à la jambe droite, crises psychotiques passagères, dépressions, troubles bipolaires, etc., Renato approchait les quatre-vingt-deux ans. Jusqu’à un mois avant la maladie qui causerait sa mort (un virus intestinal qui le viderait littéralement, au point qu’il pèserait moins de quarante kilos), il était toujours Renato. Mon père, un type cinglé, tout sauf fiable, sympathique, grand bonimenteur (la moitié des histoires étaient vraies, l’autre inventée pour le plaisir d’exagérer, pour la joie de raconter des mensonges et aussi pour couvrir par la narration de son épopée personnelle la véritable réalité de sa vie, de son passé et des énormes souffrances endurées dans son enfance et tout au long de sa vie). »


Rossana Campo, écrivaine née à Gênes en 1963 et déjà connue en France, nous dévoile avec ce roman un récit intime que l’on peut classer dans le genre de l’autofiction. En effet, après la mort de son père, survenue quand il avait quatre-vingt-deux ans, l’autrice sent la nécessité d’écrire pour mieux faire son deuil. « Toutes les familles heureuses le sont de la même manière, les familles malheureuses le sont chacune à leur façon », disait Tolstoï. Mais où sont-elles, ces familles heureuses, je me demande parfois. Je crois plutôt que toutes les familles sont à la fois heureuses et malheureuses, selon les moments, et chacun, en écrivant l’histoire de sa propre famille la verrait ressembler, par rapport à d’autres, à celle de personnes folles et maladroites. Car même là où tout semble être calme et « normal » – et qu’est la normalité, d’ailleurs ? – se cachent des inquiétudes dont on ne sait pas quoi faire dans notre propre tête. Ou peut-être suis-je de cet avis parce que, tout comme Rossana Campo, je trouve ma famille assez bizarre.

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Venons-en au livre : l’écrivaine construit de façon très envoûtante son récit, grâce à une alternance de voix qui racontent l’histoire. Parfois c’est l’autrice adulte qui parle, dans d’autres cas c’est Rossana Campo enfant qui fait ressurgir, avec ses propres mots incorrects et vivants, un souvenir caché quelque part chez l’adulte qu’elle est aujourd’hui. Elle pense que sa capacité d’écrire lui vient de son père ; c’est pourquoi elle se met à l’œuvre après sa mort, car elle veut « vérifier » si elle en est encore capable, après le départ de sa source d’inspiration. Mais pour le lecteur il est évident que cette écrivaine comprend le monde en l’écrivant et qu’il serait donc pour elle impossible de se passer de l’écriture. Elle se sent comme l’héritière de grands auteurs du passé (Dostoïevski, Kafka, Virginia Woolf – cette dernière est très appréciée par Rossana Campo), car comme ces génies elle n’est pas capable de mener une vie simple, joyeuse. « Toute chose peut devenir une catastrophe », selon elle. L’autrice est comme son père : un Martien tombé sur terre par hasard, qui ne comprend pas les règles de ce monde, ni la logique du capitalisme, ni celle des marchés. Rossana Campo fait partie de la même « race bâtarde » que son père, qui était alcoolique, irresponsable, mais plein de « swing » dans son cœur, comme il disait. Renato, tel était son nom, apportait un bol d’air dans sa vie, car il incarnait « la tentative de vivre pour ce que nous sommes et non pas pour ce que les autres attendent de nous ».

Ce qui est le plus difficile pour Rossana Campo, c’est de se confronter avec le fait d’avoir choisi comme allié, comme jumeau, comme alter ego, ce père qui était en même temps l’ennemi, l’homme violent attaché à sa bouteille, qui frappait sa mère et déboussolait leurs vies. De ce désaccord intérieur est sorti, je crois, ce roman qui dans toute sa beauté est capable de nous faire en même temps rire et pleurer.

Édition italienne :

Édition française :

  • CAMPO, Rossana, Mio padre, traduit de l’italien par Anaïs Bokobza, Calmann-Lévy Éditeur, 2017, 160 pages.

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