La Planète irritable, de Paolo Volponi
Par Alessandro Fabi
« J’aurais dû utiliser des ralentissements et des pauses […], des stops tout au long du chemin de fer pour faire monter et réunir les voyageurs » [1] : ainsi parlait Paolo Volponi, en pleine autocritique, essayant de s’expliquer l’accueil tiède réservé à La Planète irritable (Il Pianeta irritabile). Quoiqu’il fût inspiré par le climat de la Guerre froide et publié en Italie en 1978 à l’époque de la fameuse collection de science-fiction « Urania », le roman ne suscita pas – tout de suite – le consensus sur lequel l’auteur comptait. Et c’était un livre difficilement inscriptible dans le genre de la littérature d’anticipation, car il ne collait pas complètement aux scénarios dystopiques ou post-apocalyptiques. Il s’agit, en fait, du résultat d’une opération complexe, le fruit de la maturité d’un Volponi ici plus que jamais léopardien, matérialiste et chef d’entreprise.
À une improbable bande de quatre animaux de cirque réchappés du désastre atomique de 2293, on a confié le devoir de se confronter à l’échec de l’humanité : trouver un lieu approprié et y jeter les bases d’un nouveau régime communautaire, une alternative éthique-politique à la domination de l’homme. Malgré les pluies continues et un ciel inquiétant dans lequel flottent trois lunes, il semble rester un peu d’espoir sur la planète. Pour mener à bien cette entreprise, les protagonistes devront affronter des difficultés de toutes sortes : se perdre entre des ruines d’écoles et des chaînes de montage, combattre une armée de rats, une horde de chiens et enfin des troupes humaines à la solde de Fric, le gouverneur suprême, symbole du capitalisme. L’un des quatre animaux sera tué, mais ce sera une mort glorieuse.
Volponi crée un « roman des derniers » dans lequel les derniers – appelés par le gouverneur « barbares-matérialistes-communistes » – ne sont pas des hommes ou, du moins, ne le sont qu’en partie. Du reste, parmi les humains, le seul personnage positif est Idelcditu (acronyme d’« Imitateur du Chant de Tous les Oiseaux »), l’ange énigmatique qui contrôle, en silence, les déplacements du groupe. Roboam, homonyme du fils du roi Salomon, est un éléphant savant qui, de temps en temps, se laisse aller à la déclamation de passages de la Divine Comédie. L’oie Plan Calcul, figure évoquant le programme de De Gaulle pour promouvoir l’informatique, est le seul personnage féminin de la bande : exploratrice désignée, elle est capable de faire des calculs, mais pas de contrôler son intestin. Le nain, regardé avec suspicion, est quant à lui doué d’un corps ressemblant à ceux d’Oscar dans Le Tambour de Günter Grass et de Mario Incandenza dans L’Infinie comédie de David Foster Wallace. Il ignore si son nom, Mamerte, a été choisi en l’honneur d’un dieu osque de la guerre ou pour se moquer de son destin de déblayeur de fumier ; son habilité avec le feu lui a valu le surnom de « Prométhée », tandis que certains, à cause de ses apparences humanoïdes, l’ont rebaptisé « Man ». Epistola, vrai leader de la bande, est un singe caractérisé par ses pulsions sexuelles et son goût des armes à feu, dont le prénom fait ironiquement allusion aux pistolets qu’il manie.
Les affinités du roman avec Corporel, La Macchina mondiale et Le Mosche del capitale sont évidentes ; la plus importante référence reste cependant Natura e Animale (« Il piccolo Hans », 1982). La continuité par rapport à Giacomo Leopardi, qui s’explique par le lien établi entre animalité, humanité et nature, est présente dès l’exergue : les mots « immortalité sauvage » sont tirés des Esercizi di memoria. À cela il faut ajouter des marques typiquement volponiennes : l’amour pour la région historique du Montefeltro ou des évaluations sur la productivité industrielle ; quant au style, il recourt au plurilinguisme et mélange les registres (des rappels à Dante Alighieri, de l’argot « scatologique », des termes techniques comme « cash flow »). Cet ensemble d’éléments contribue à faire de La Planète irritable une œuvre échappant aux classifications et remet en cause la question des genres littéraires. De nouvelles relectures – à la lumière du postmodernisme ou de l’évolution récente du genre narratif par exemple – ne pourront que faire du bien à la fortune de ce roman.
Traduit de l’italien par Cinzia Dezi
Bibliographie en italien :
- VOLPONI, Paolo, Il Pianeta irritabile, Einaudi, 2014 (1978 première édition), 192 pages.
- Carlino, «Il Pianeta irritabile»: l’allegoria di una materia in rivolta, in Aa. Vv., Volponi e la scrittura materialistica, Roma 1995, pages 61-67.
- Cataldi, La Natura e la civiltà. L’impianto leopardiano del « Pianeta irritabile », « L’immaginazione » 143, 1997, pages 15-16.
- Zinato, Primo piano : «Il Pianeta irritabile», in R. Luperini – P. Cataldi P. — L. Marchiani (a cura di), La scrittura e l’interpretazione, 6 (II), Dall’Ermetismo al Postmodernismo, Palermo 1998, pages 1297-1318.
Sitographie en italien :
https://www.urbinocittalibro.it/
Bibliographie en français :
- VOLPONI, Paolo, La Planète irritable, traduit de l’italien par Louis Bonalumi, Flammarion, 1992, 216 pages.
[1] La traduction est la mienne.
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