Au bout du monde avec Fenoglio et D’Arzo
Par Sandro Campani
« Six heures venaient de sonner au clocher de Mango. Milton, la tête entre les mains, était assis sur un banc de pierre devant l’auberge. Il entendait une femme s’affairer à l’intérieur, il lui sembla même l’entendre bâiller, d’un bâillement large et profond comme celui d’un homme. Les villageois étaient déjà tous debout, bien que les portes et les fenêtres fussent encore closes, et Milton hoqueta de dégoût à l’idée des odeurs renfermées.
Il était monté de Treiso en une heure, et avait rencontré d’innombrables nappes de brouillard qui lui avaient coupé la route comme des troupeaux. Il s’était réveillé, persuadé qu’une pluie battante tombait sur le toit endommagé de l’étable, mais il ne pleuvait pas. Par contre, il y avait énormément de brouillard qui remplissait les vallons et s’étalait en nappes oscillantes sur les flancs détrempés des collines. Jamais il n’avait éprouvé un si grand dégoût pour les collines, jamais il ne les avait vues aussi sinistres et boueuses qu’aujourd’hui, à travers les trouées du brouillard. Il avait toujours pensé aux collines comme au théâtre naturel de son amour – sur ce sentier avec Fulvia, avec elle sur cette crête, il le lui aurait avoué au détour de ce chemin qui cachait tant de mystère… – et en fait, il avait dû y faire la dernière chose à laquelle il aurait songé : la guerre. »
Beppe Fenoglio, Une affaire personnelle
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« Oui. Ici, il n’arrive rien de rien. Ni à Braino, vous verrez. Dans toute la région non plus, pour ainsi dire jusqu’à la vallée. En ce moment, les hommes sont aux pâturages et ne rentreront pas avant la nuit : quelques autres sont près des tourbières et les femmes ramassent du bois à droite et à gauche. Si vous sortez un moment sur le pas de la porte, vous trouverez tout au plus une vieille en train de souffler sur son réchaud. Et encore, avec de la chance… Ou une chèvre ; (en un certain sens, ce sont elles les patronnes du village : elles se tiennent sur le pas des portes pour profiter du passage, s’il y en a). Et dans deux semaines, même ces deux-là, vous ne le trouverez plus. L’hiver vient vite chez nous, et il dure presque la moitié de l’année. »
Silvio D’Arzo, Maison des autres
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« La route était envahie par le brouillard, mais il y avait encore des trouées et des flottements. Par contre, les vallons, des deux côtés, étaient recouverts d’une sorte d’ouate, tassée et immobile. Le brouillard gravissait même les versants, seuls quelques grands pins de la crête émergeaient, comme les bras de gens en train de se noyer. »
Beppe Fenoglio, Une affaire personnelle
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« Je laissai donc derrière moi l’étang, puis l’auberge, puis le cimetière et la tourbière, et me retrouvai bientôt seul : ce n’étaient autour de moi que gorges et ravines, plus loin quelques pâturages et plus loin encore l’arête des montagnes.
Il me fallut presque deux heures pour atteindre la pierre ébréchée où, une nuit, un berger fut tué par ses sept frères : une demi-heure encore et j’étais là-bas.
La première chose que je vis, trente mètres plus bas, ce fut précisément sa chèvre : et c’était déjà un peu plus que je ne l’espérais en partant. À présent, c’était le crépuscule : là-bas dans le fond, les gorges avaient pris une couleur vieille rouille et l’air virait déjà au bleu ciel ; si l’on ignorait que plus loin se trouvait Bobbio, on pouvait tout aussi bien se croire au bout du monde. »
Silvio D’Arzo, Maison des autres
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« Dans le vallon en contrebas, le brouillard était en mouvement, comme broyé au fond par le mouvement d’hélices gigantesques. En cinq minutes s’ouvrirent des trouées, des fissures au fond desquelles apparurent des bouts de terre, terre lointaine, noirâtre, comme asphyxiée. Une chape de brouillard couvrait encore les crêtes et le ciel, mais dans une demi-heure apparaîtraient aussi là-haut quelques déchirures. Quelques oiseaux se risquaient à nouveau à chanter ».
Beppe Fenoglio, Une affaire personnelle
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Ces textes sont tirés de deux œuvres qui ont laissé leur trace dans l’Italie du XXème siècle. Deux œuvres qu’on lit à l’école, deux œuvres qui ont fait l’objet de nombreux essais critiques. Moi, je ne suis pas à même d’en parler avec les compétences critiques appropriées. Je me limiterai à citer quelques passages à propos du paysage. Ici, le regard de Fenoglio se révèle en quelque sorte cinématographique, tandis que celui de D’Arzo se montre plus lyrique ; mais, dans les deux cas, il est impossible de séparer les personnages du paysage : ce dernier a la même importance sur la page que n’importe quel autre personnage. Le paysage influence les personnages, les caractérise, les dépasse. Les lieux sont liés aux personnages de manière indissociable : les personnages appartiennent aux lieux, ils les considèrent comme leur point de repère. Ils transcendent ensemble la réalité et, ensemble, deviennent absolus.
Dans ces textes, on retrouve les collines, les Langhes du Piémont ou celles du territoire des Appennins d’Émilie-Romagne, ces collines âpres et ardues, si aimées et si redoutées ; et, au milieu de ces collines, l’Histoire, avec ses guerres partisanes : la narration de Fenoglio se déroule justement pendant l’Histoire ; pour D’Arzo, la guerre n’est qu’un fantôme, un spectre qui a laissé des traces dans les montagnes, comme la Ligne Gothique.
Ce qui compte, cependant, ce n’est pas l’Histoire, ou les histoires, mais l’homme.
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« Mais nous, on lisait déjà les livres de Conrad, du vieux Melville, de Tchekhov. Drôle d’humanité, drôle d’humanité, on disait ».
(Silvio D’Arzo, préface à Nostro Lunedì)
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Dans Une affaire personnelle on retrouve la structure et le rythme du conte de fées : sur ces collines traîtres que la pluie a pourries, ces collines qui sont maintenant inconnues et inquiétantes alors qu’elles étaient si familières, le héros, un partisan, entreprend un voyage épique dans l’espoir de faire prisonnier un fasciste. Il voudrait le prendre en otage pour l’échanger avec un compagnon qui justement a été fait prisonnier par les fascistes, et qui garde la mémoire d’un secret. Le secret, c’est l’amour perdu du héros, cet amour rêvé, inachevé. Mais la mission est destinée à échouer : l’ami mourra, inéluctablement.
Dans Maison des autres, on retrouve le temps cyclique du mythe : sur ces collines âpres et dépeuplées, qui sont imprégnées de crépuscule et d’hiver, il y a un petit village de sept maisons. L’affrontement qui est au centre de la nouvelle s’y déroule. Tout y est figé : cette chasse psychologique entre un curé tiraillé et une vieille lavandière, cette lutte à propos d’un secret qu’elle évoque à peine. Ce secret est une ultime question : la permission de se suicider.
L’aspect épique ne caractérise pas seulement les évènements, la misère ou la guerre : l’épique réside aussi dans les lieux. Si on devait expliquer cet aspect d’un point de vue technique, on pourrait dire que le paysage sert à déclarer ce qui se tait, à faire allusion à ce qu’on veut implicitement, et, de cette manière, à le rendre plus puissant. Mystérieux.
L’espace répond aux exigences de l’homme, et le guide. Les animaux aussi sont porteurs de sens. Les chèvres ont « des yeux qui ressemblent aux nôtres ».
Les lieux – mentionnés (dûment mentionnés par Fenoglio, dont le roman peut être utilisé comme un guide d’excursion dans les Langhes, grâce à la carte du territoire tracée au fil des pages) ou cachés (D’Arzo invente une toponomastique vague, en mélangeant plusieurs éléments qui ne collent pas dans la réalité) – transfigurent et se font universels.
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Raconter à travers le paysage revient à essayer de rendre avec les mots ce que tu n’as pas réussi à donner avec tes mains au territoire auquel tu appartiens.
Tu ne possèdes pas les champs, la terre, tu ne sais pas comment y travailler, cela fait des années que tu en parles et que tu inventes et que tu racontes, rien que pour lui rendre ce qu’elle ne t’a pas demandé en retour. Et tu n’as pas de racines, et tu te sens déraciné, et tu prends conscience de cela à chaque fois que tu parles avec quelqu’un qui a des racines, ou qui les a retrouvées.
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J’ai découvert Fenoglio quand j’étais adolescent, tandis que j’ai lu Silvio D’Arzo plus tard : mes lecteurs continuaient à le mentionner. Alors j’ai décidé de lire Maison des autres, et j’ai compris que tout ce que je devais comprendre s’y trouvait.
Les lieux (les Appennins, la tristesse des jours qui se font plus courts, le chant de Mai), les histoires minuscules qui laissent passer la vie par les fêlures, et, surtout, le rythme : quand on le lit à haute voix, on entend sa musique dans notre bouche, elle devient familière, dangereusement envoûtante. J’avais l’habitude de lire les Américains – dans mes oreilles cela sonnait comme un « la » – et de les lire avec les mots de ceux qui avaient traduit leurs œuvres en italien, surtout avec les mots de Cesare Pavese ; Steinbeck, Faulkner, la vallée de la Salinas, le comté de Yoknapatawpha. Et j’y reconnaissais mes Appennins. Dans les paysages des romans américains, je retrouvais une puissance biblique ; j’éprouvais cette sensation qui m’envahirait plus tard… Quand tu regardes quelque chose, ce quelque chose n’est jamais seulement quelque chose. Puisqu’il faut considérer la lumière qui l’entoure. Comment peux-tu raconter cette lumière ?
Il y avait les bois, et les champs, la sècheresse et la pluie, la tragédie, et un arbre se faisait père, se faisait Dieu. Tout était là.
Au fur et à mesure que je lisais les romans de Fenoglio et D’Arzo, je retrouvais des traces sur le chemin : maintenant, je n’ai plus besoin de consulter la carte. C’est comme si on composait toujours la même musique à partir de n’importe quel territoire, de n’importe quel patois italien. Et quand on apprend à jouer cette musique, c’est l’écho de la vérité qui résonne.
Bibliographie en italien
D’ARZO, Silvio, Casa d’altri e altri racconti, Einaudi, 2007, 141 p.
FENOGLIO, Beppe, Una questione privata, Einaudi, 2014, 192 p.
Bibliographie en français
D’ARZO, Silvio, Maison des autres, traduction de Bernard Simeone et Philippe Renard, Verdier, 2015, 96 pages.
FENOGLIO, Beppe, Une affaire personnelle et autres récits, Traduction de Nino Frank et Jean-Claude Zancarini (ce dernier a traduit Une affaire personnelle), Gallimard, 1978, 336 pages.
Traduit de l’italien par Alexia Caizzi.
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