La Trêve, de Primo Levi

Dans ce roman, Primo Levi raconte les sentiments intenses éprouvés pendant le retour du camp de concentration, « une douleur limpide et pure mais lancinante ».

Par Alessandro Fabi

La Trêve représente le nostos de Primo Levi : la description d’une zone franche qui permet enfin aux lecteurs de reprendre leur souffle. Malgré le trajet fou et exténuant, si complexe que Primo Levi fut obligé d’ajouter, en appendice aux éditions du texte, une carte géographique de l’itinéraire, le lecteur a l’impression que les rescapés en profitent pour oublier les horreurs vécues et retarder – seulement de quelques mois – la condamnation à s’en souvenir pendant une vie entière. C’est pour cette raison, pour l’idée de souffle qui en découle et pour la diversion que La Trêve représente par rapport à un continuum narratif qui culminera dans Les Naufragés et les rescapés, que le roman semble offrir la narration d’une période (et d’une condition émotionnelle) à part : cela, à condition d’accepter que La Trêve est – suivant des liens internes, une chronologie de référence (janvier-octobre 1945) et sa date de publication – la suite logique de Si c’est un homme.

De toute façon, parler d’une parenthèse heureuse dans le 1945 de Primo Levi serait inapproprié ; au contraire, ce qui est remarquable dans La Trêve, c’est la capacité du regard de l’auteur à isoler, dans ce contexte, des détails inédits, curieux et souvent romantiques, en offrant au lecteur un service valide en termes de narration, de société et d’anthropologie. Objet privilégié de l’observation de l’auteur, la question de la survie, est un paramètre d’évaluation de l’autre pour mesurer son équilibre entre éthique et animalité. Pas de place pour la chimie, qui sera l’objet de Le Système périodique : ici, on étudie l’autre, on l’observe pendant qu’il découvre son propre cynisme.

 

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L’histoire se déroule selon une procession ininterrompue de lieux et de personnes. Parmi le nombre élevé de portraits humains – d’une efficacité littéraire absolue, malgré le fait que les personnages féminins soient abordés marginalement, presque avec une pudeur a priori – on remarque l’ami Léonard, médecin fiable et toujours présent, et le charmant César, un homme capable de faire tourner n’importe quelle négociation à son avantage : comme la célèbre scène de la vente habile – malgré son mauvais italien – d’une chemise trouée à un militaire soviétique. Un autre rôle important est celui du grec Mordo, Némésis du fameux Pikolo du chant d’Ulysse et personnage homérique dans le pire sens du mot, perturbateur du paradigme classique par simple opportunisme. Magouilleur d’échanges et de petites affaires, causeur capable de se faire des amis parmi les militaires italiens en discutant foot, Mordo est surtout l’auteur du dicton « celui qui n’a pas de chaussures est un sot », phrase qui donnera à Levi – son élève et spectateur – la mesure des priorités de ces jours. Ce n’est pas un hasard si, à partir de l’énonciation de ce dicton, le souvenir de la famine apparaît ponctuellement, accompagné de vastes digressions sur les pieds et les chaussures, seul bien vraiment nécessaire pour se procurer de quoi manger et dont Primo Levi est souvent dépourvu. Ce n’est pas un hasard non plus si, quand Mordo réapparaît comme militaire au service de l’armée de l’URSS, Levi est plus frappé par son visage – grassouillet et révélateur d’un bien-être retrouvé – que par les grades qui décorent son uniforme.

Les anecdotes du voyage sont aussi particulièrement denses. La faim y maintient, comme nous l’avons dit, un rôle capital. La négociation de la poule de Staryje Doroghi, conclue grâce à une ruse de Primo Levi qui dessine par terre la forme de l’animal, finit par incarner une prouesse réalisée grâce à son ingéniosité. La partie dans laquelle, en Biélorussie, à la suite du rapatriement de l’Armée rouge, la viande de cheval est présente en abondance, est par contre évoquée avec un sentiment de honte : dans l’insatiabilité qui ne le quitte pas, Levi voit un signe des séquelles qu’il éprouvera à partir de Buna-Monowitz. Les parties consacrées aux passe-temps ne manquent pas, comme le divertissement imposé aux rescapés avec le seul objectif de rendre le trajet pour rentrer à la maison plus joyeux. Les représentations théâtrales des Russes, trop solennelles et redondantes, ont en revanche une fonction d’apaisement et d’intégration ; dans le même genre : le match de foot entre Italiens et Polonais, auquel Primo Levi assiste en se concentrant sur les prouesses du gardien polonais et sur l’égocentrisme d’un arbitre ex-NKVD.

En ouverture d’un des chapitres finaux, on retrouve une sorte de synthèse des dernières semaines : « Ce furent des mois d’oisiveté et de bien-être relatif et donc pleins d’une nostalgie pénétrante. La nostalgie est une souffrance fragile et douce, radicalement différente, car plus intime, plus humaine que les autres peines qui nous avaient été infligées […]. C’est une douleur limpide et pure mais lancinante : elle envahit chaque minute, ne laisse pas de place pour d’autres pensées et provoque un désir d’évasion ». L’épilogue, qui comporte la prise de conscience d’une fin et un coup de théâtre, avec la poursuite du dernier train pour l’Italie, se révèle évidemment amer : au récit du retour à la maison où sa famille avait arrêté d’espérer, Primo Levi ne consacre que peu de lignes. Quand il arrive à Turin, comme c’était prévisible, la nostalgie ne s’arrête pas. Au contraire, elle est convertie en une variante encore plus douloureuse : la trêve est officiellement finie.

Traduit de l’italien par Francesca Vinciguerra

Bibliographie italienne :

LEVI, Primo, La Tregua, Einaudi, 2015 (première édition 1963), 278 pages.

Bibliographie française :

LEVI, Primo, La Trêve, traduit de l’italien par Emmanuelle Genevois-Joly, Grasset, 1997 (première édition française : 1966), 252 pages.

Lien utile : http://www.primolevi.it/

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