Les liens, de Domenico Starnone

Au centre de ce roman, on retrouve une simple, mais perçante vérité : les hommes ont besoin des lacets, des liens qu’on retrouve dans les relations profondes, au-delà de toute contingence.

Par Gabriele Gallina

Domenico Starnone a écrit un livre tout à fait sophistiqué, de facture très simple. Ce qui ne doit jamais être donné pour acquis. L’histoire de la fin amère d’un mariage (et d’une famille brisée) est offerte au lecteur selon différents points de vue et selon trois perspectives spécifiques : celle de la femme, Vanda, l’épouse d’Aldo et la mère de Sandro et d’Anna ; celle d’Aldo, leur père et, enfin, celle des deux enfants. La fragmentation de cette famille correspond donc à celle – inconciliable – des perspectives qui nous la racontent. De la même manière, la différentiation des temporalités dont parlent les différents acteurs étend l’événement sous une vaste arche temporelle : de la fin des années soixante-dix à nos jours. Le résultat est la vision fragmentée d’un tout : on ne dispose pas d’autre manière pour l’appréhender.

Tout d’abord, dans le premier chapitre, on assiste à l’exposé des différents visages du désespoir quand une relation amoureuse se termine. L’égoïsme le plus absolu d’un mari qui, indifférent, s’est enfui avec une autre femme plus jeune, Lidia, nous est raconté par les lettres que sa femme, Vanda, abandonnée avec ses deux petits, au bord du suicide, lui avait envoyées durant plusieurs années. La narration de cette première partie est d’autant plus efficace qu’elle est offerte au lecteur à travers cette série des lettres qui témoignent de la dissolution progressive de l’espoir de la femme abandonnée. On assiste à la perte de la foi en un amour pur de jeunesse, à l’absence et au silence d’un homme fantomatique et, enfin, on comprend que les victimes les plus innocentes sont les enfants. Ils payeront le prix fort pour un mal qu’ils n’ont pas commis ni compris. Dans la particularité d’une situation commune de nos jours, il y a l’universalité des familles détruites à leur racine. En effet, cette famille en représente bien d’autres.

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Dans la deuxième partie, on est catapultés trente-cinq ans après ; le baton de la narration passe à Aldo, qui est retourné vivre avec Vanda depuis longtemps déjà. Tous deux sont presque vieux, et pendant qu’ils sont en vacances, leur maison est cambriolée. À leur retour elle est sens dessus dessous, mais curieusement, l’argent et les choses de valeur sont toujours en place. C’est avec ce stratagème que l’écrivain conduit son personnage Aldo à retrouver, parmi le bric-à-brac éparpillé dans la maison, les lettres que Vanda lui avait envoyées plusieurs années auparavant. (En outre, parmi les affaires éparpillées dans sa chambre, il y en a une dont l’absence préoccupe Aldo : des photos représentant Lidia nue. Cette affaire le fait réfléchir à la nature de la photographie : dans certaines, il avait capturé son « plaisir d’être vivant »). Ce cambriolage lui donne donc l’occasion de se souvenir du passé et de nous offrir son point de vue sur l’histoire. Il confirme ce dont la femme l’avait accusé : il avait souhaité couper les liens avec sa famille, ayant même scié son alliance. Puis, la croyance d’Aldo en un amour libre s’était révélée n’être qu’une illusion.

Dans ses souvenirs, il ne se rappelle pas de ses enfants. À ses yeux, ce sont deux figures indistinctes, comme si son esprit avait couvert d’un voile invisible la scène d’abandon de ses enfants, inacceptable pour le père qu’il est demeuré. En outre, il se rappelle toutes les difficultés éprouvées dans son rapport avec eux. Vanda, quant à elle, après qu’elle s’est tout à fait rétablie de sa grande souffrance, est devenue très critique, et elle cherche sans cesse à montrer à Aldo à quel point il est incapable de répondre aux questions muettes des enfants, à leur besoin d’attention et d’amour.

Vanda incarne la figure de la femme pragmatique à l’époque du capitalisme, dans sa logique d’accumulation ; elle est obsédée par l’épargne de l’argent et par sa maison. D’autre part, Aldo représente le père évanescent dont parlait Lacan et, cependant, l’homme étranger à lui-même, dont la conscience est entrelacée selon le plus subtil aveuglement. On apprend la vérité sur cet homme, car il nous la raconte, quand il devient capable de la découvrir en se souvenant de lui-même. De la même manière que dans le célèbre roman de Proust, le passé retrouvé peut être une sorte de rédemption du passé vécu sans le comprendre.

Ainsi, lorsqu’il refusait que son amante le voie avec ses enfants, dans sa fonction de père, il ne voulait pas se reconnaître lui-même en tant que père. Il ne voulait pas être ce qu’il était. Mais plusieurs facettes du personnage sont révélées dans le roman. Quand Vanda tente de se suicider, Aldo, complètement sidéré, s’interroge, non pas tant sur l’acte de Vanda que sur cette irrépressible logique selon laquelle ce que l’on veut doit se réaliser, sans la moindre préoccupation pour les autres. Ce personnage fonctionne donc également comme instrument critique d’une société égoïste et atomisée.

Enfin, il va connaître le même sort que celui qu’il avait infligé à Vanda : être quitté par son amante. Lidia, sorte de personnage extérieur, ou, si l’on veut, un deus ex machina qui symbolise l’imprévisibilité de l’existence.

Mais l’épisode le plus significatif de l’œuvre (qui en tire son titre), c’est bien évidemment celui des lacets. Cette scène des lacets représente le lien entre le père et ses enfants. Quand le père revoit ses enfants après une longue absence, il découvre que Sandro a appris tout seul à nouer ses chaussures de la même singulière manière dont il le faisait lui-même. La métaphore du lien entre les générations s’applique ici : les enfants, tout comme les hommes, sont liés par des lacets malgré eux. Il s’agit des liens qu’on retrouve dans les relations profondes, au-delà de toute contingence, ainsi que dans l’expérience quotidienne.

Après de multiples vicissitudes, l’homme retourne enfin dans sa famille, mais quelque chose a changé. Vanda n’est plus la femme douce qu’elle était dans le passé. Son rapport avec sa famille est tout à fait différent. Maintenant, elle tyrannise la maison et gouverne l’éducation de ses enfants. Entre les membres du vieux couple, la seule vérité qui affleure à la surface de la croûte raidie du temps est contenue dans l’observation amère d’Aldo selon laquelle pour vivre ensemble il doivent en dire le moins possible. Seuls les affrontements sont devenus cruellement sincères. L’homme et la femme sont ainsi les deux visages d’un même sujet : celui de l’homme contemporain.

La partie racontée du point de vue d’Aldo se termine sur une sorte de méta-narration. À la réflexion, chaque histoire débouche selon lui sur une impasse, qui ne nous laisse pas la possibilité de fuir.

Enfin, la dernière partie est consacrée au point de vue des enfants – les deux grandes victimes de cette histoire – qui, une fois adultes, se souviennent de la rencontre du père après plusieurs années d’absence. Dans le passé retrouvé d’Anna et Sandro, il y a l’épisode des lacets, où le père avait fondu en larme. Sandro est devenu un homme déloyal qui simule les bons sentiments, qui a plusieurs femmes et enfants mais pas de personnalité. Anna, au contraire, ne veut aucun enfant, mais elle souffre de sa solitude. Tous deux pensent que leurs parents les ont détruits, qu’ils se sont installés dans leurs têtes, et que quoi qu’ils fassent, ils leur obéissent. Mais, la grande vérité de cette histoire est capturée par Anna qui, parlant du sentiment de sa mère à leur égard, l’accuse d’avoir fait de l’argent la mesure précise de son affection.

Bibliographie partielle en italien :
STARNONE, Domenico, Lacci, Einaudi, 2014, 133 pages.

Bibliographie partielle en français :
STARNONE, Domenico, Les Liens, traduit de l’italien par Dominique Vittoz, Fayard, 2019, 180 pages.

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