La casa di cartone, de Roberto Moliterni
On s’est embrassés d’autres fois, sur internet, pendant ce coucher de soleil éternel, imaginaire.
C’est une histoire d’amour contemporaine : les rencontres sur les réseaux sociaux, les clins d’œil, les phrases coquines, la cohabitation, le décor Ikea, les catalogues, les lieux communs, la fin de l’amour, car aujourd’hui nos relations ont la même durée de vie que les meubles en aggloméré. C’est une histoire conjuguée à la première personne du pluriel, comme s’il s’agissait de n’importe quelle histoire, puisque l’amour est sans doute un produit destiné à la consommation ; c’est une histoire cruelle, une histoire qui a à voir avec l’enquête sociologique, c’est la toile de fond de nos vies dans ce monde anonyme et inouï.
EXTRAIT :
Nous allons chez Ikea en voiture, presque jamais avec les transports en commun ou en scooter, c’est trop compliqué ; nous nous perdons plusieurs fois avant d’arriver. Pour entrer dans le parking, nous devons tourner en rond sur des carrefours tortueux et surélevés qui se superposent et confondent les surfaces à parcourir comme dans un jeu de magie urbaine, la ville apparaissant et disparaissant à plusieurs niveaux ; tantôt elle est plus proche du ciel, tantôt elle est enchâssée dans la campagne polluée des banlieues. Il suffit de se tromper de sortie et on se retrouve dans une autre grande surface, plus moche, sans Ikea, mais avec Mondo Convenienza, un autre énorme magasin de meubles.
Pendant plusieurs minutes, nous essayons de nous garer dans le parking souterrain. Les petites lumières vertes signalent les emplacements libres, les rouges les emplacements occupés : un système intelligent, un système suédois, nous disons-nous pour nous rassurer. Nous nous précipitons sur les emplacements aux lumières vertes, mais ils sont occupés. Alors nous essayons les rouges, et les emplacements sont libres : c’est un système suédois, mais on reste en territoire italien.
Nous sortons et nous oublions de retenir la lettre, le numéro et l’étage où la voiture est garée. Nous sommes euphoriques, c’est la première fois que nous allons tous les deux chez Ikea et, pour l’instant, le truc de la lettre, du numéro et de l’étage ne nous inquiète pas, mais quand nous sortirons, là oui, nous aurons de quoi nous inquiéter.
Nous entrons dans le magasin, nous avons l’impression d’être en balade — nous allons avant tout chez Ikea pour vivre une expérience, pour faire une excursion. On y trouve une foule égarée sur les escalators qui montent et qui descendent, des familles bruyantes, des pères qui font de longues enjambées avec leurs poussettes, comme si elles étaient des caddies désagréables à pousser, et puis des enfants les mains entre les jambes pour se retenir de faire pipi, des couples qui se disputent à propos des dimensions des meubles : nous les regardons et soudain nous avons peur, notre relation pourrait être dangereusement mise à l’épreuve.
Nous empruntons nous aussi les escalators et nous nous retrouvons à l’intérieur d’Ikea. Nous sommes venus jusqu’ici non seulement pour acheter une tasse à quarante-neuf centimes, mais aussi pour voyager sans prendre l’avion, et cela nous donne une sensation de légèreté qui dépasse la peur d’être mis à l’épreuve : la porte coulissante passée, nous avons l’impression d’avoir franchi une frontière ; les règles sont différentes, l’esthétique a changé, (tout comme l’aspect graphique des panneaux routiers change quand nous franchissons la frontière avec un autre pays). Et tous ces objets que nous apercevons autour ont l’air, au fond, d’être des souvenirs.
Même si nous n’en avons pas besoin, nous faisons provision de crayons et de mètres en papier et cela nous réjouit : notre visite est tout de suite douée d’un but. Nous nous arrêtons devant un grand bac rempli de petites bougies parfumées que nous achetons, nous en achetons beaucoup, même si nous n’en avons pas besoin. Nous avons l’impression d’être au pays des jouets : nous voulons tout, nous pouvons l’avoir tout de suite et pour pas cher, presque gratuitement.
Les gens d’Ikea les appellent les « bougies ouvre-portefeuille » ; des études ont montré que l’aspect le plus important, qui correspond à la phase la plus critique du raisonnement du consommateur, s’avère être la transformation du « visiteur » (– on va jeter un coup d’œil) en « client » (– bon, je l’achète) ; il faut mettre le client à l’aise, le persuader qu’il doit dépenser son argent, même peu d’argent, voire très peu, ces quelques centimes que valent ces petites bougies ; et alors il sera prêt à acheter des objets plus chers.
Comme nous avons pris ces petites bougies, mais qu’elles nous encombrent, nous prenons un sac jaune parmi les sacs jaunes mis à disposition à l’entrée, à côté du distributeur de crayons : et maintenant ce sac est à remplir. Nous aussi, nous qui nous sommes très amoureux – surtout nous peut-être –, nous venons de nous transformer en consommateurs.
Nous traînons le long du parcours marqué au sol, caractérisé par des virages tortueux au milieu de chaises, placards, cuisines témoins, salons, chambres à coucher et nous sommes un peu heureux. On peut aller tout seul chez Ikea, ou avec une mère, ou un père, une amie, mais à deux, en couple, c’est tel que ça doit être, et nous, nous qui sommes en train de tomber amoureux, qui nous sommes dit « je t’aime » pendant l’orgasme, ou juste après, nous avons l’impression qu’il s’agit d’un moment spécial, un moment qui équivaut à mille couchers de soleil imaginaires : nous nous tenons la main, nous sourions, de temps en temps nous nous embrassons. C’est comme si nous regardions notre avenir projeté sur ces coupes de maisons témoins ; nous pensons que nous aimerions vivre un jour dans une maison identique. Et plus la maison témoin est petite – il y a des maisons qui mesurent vingt-cinq mètres carrés où il faut faire attention quand on marche, parce que si tu es dans la cuisine et que tu fais un mauvais pas, par exemple que tu te penches pour attraper un torchon, tu te retrouves dans la chambre à coucher et là tu arrives en moins d’une seconde dans le salon et, juste après, directement chez le voisin – plus nous aimerions y vivre parce qu’elle nous donne l’impression (une impression acquise en feuilletant des dizaines de magazines et en regardant des centaines et des centaines de films avant d’arriver chez Ikea) d’être un nid d’amour. Et nous avons ces pensées sans avoir aucune intention de vivre ensemble, alors que la cohabitation nous dégoûte, ou nous terrifie, mais peu importe, c’est l’effet produit par les maisons témoins d’Ikea. Elles nous rappellent notre enfance, ces maisons dans les arbres si faciles à habiter, et si peu réelles. Cette époque où l’on pouvait rêver sans engagement.
Sans qu’on s’en rende compte et même si c’est la première fois que nous nous rendons tous les deux chez Ikea, ces rêveries nous poussent à l’achat. Nous regardons les meubles des chambres à coucher pour lesquels nous n’avons pas les moyens – et qui, d’ailleurs, ne nous intéressent pas, mais ceci n’est qu’un détail – et, en second choix, nous achetons un oreiller que nous trouvons dans un bac dans la chambre à coucher suivante : c’est-à-dire que nous prenons un petit morceau de cette chambre. Eux, ils savaient que nous serions frustrés, ou bien vulnérables au point de vue émotionnel, et ils nous donnent la possibilité d’avoir les moyens d’acheter une partie pour qu’on ait l’illusion d’avoir le tout (c’est comme quand on achète le porte-clés et qu’on n’a pas les moyens de s’acheter la voiture : les boutiques Ferrari ont été créées selon ce principe). C’est pourquoi nous achetons des ampoules LED, des lots de batteries mignons et mignonnets, des cintres, des serviettes colorées, des ronds de serviettes, seulement pour nous consoler de ces désirs inachevés qu’ils ont créées pour nous.
Le bazar est aménagé au sous-sol : c’est l’endroit où l’on vend les tasses et les objets les plus petits. Quand nous y arrivons, notre sac déborde déjà. Nous prenons un caddie qui se trouve exactement là où nous nous rendons compte que nous en avons besoin, c’est-à-dire là où nous comprenons que notre sac ne suffira pas. Là où nous avons renoncé à toute résistance et sommes partants pour acheter n’importe quoi. Nous achetons des fouets à œufs, des saladiers en acier ou en verre, des planches à découper colorées en bois ou en plastique, des tapis pour la salle de bain à deux euros, assiettes et verres, plateaux, boîtes en carton à monter qui ressemblent à celles des détectives des années trente, ou encore des séchoirs à linge pour radiateurs, des cadres, des corbeilles pour le recyclage, des taies d’oreillers et des carpettes, voire un sac identique au sac jaune — mais d’une autre couleur.
C’est seulement à la fin que nous nous rappelons le verre à brosses à dents, ce qui était l’objet de notre visite chez Ikea. La raison pour laquelle nous achetons un verre à brosses à dents et du dentifrice et non pas des objets plus utiles pour décorer la salle de bains reste impossible à comprendre : c’est peut-être parce que, encore une fois, nous ne voulons pas parler engagement, nous puisons dans un imaginaire à caractère provisoire. Une maison où les objets ne servent pas le but auquel ils étaient destinés, c’est une maison qui penche vers l’indéfini, c’est comme une tare héréditaire. Färgrik coûte seulement soixante-dix-neuf centimes, comme la brochure l’indiquait, mais en réalité alors que nous nous dirigeons vers le rayon du magasin où se trouve Färgrik, et ensuite vers les caisses, nous avons dépensé au moins cinquante euros – le prix souterrain de cet objet.
MOLITERNI, Roberto, La casa di cartone, Quodlibet, 2018, 168 pp.
Roberto Moliterni (1984) a grandi à Matera et il habite à Rome. Il est scénariste pour le cinéma. Ses articles et ses nouvelles ont été publiés dans plusieurs revues et magazines. En 2010, il a reçu le Premio Luigi Malerba pour le scénario In prima classe. Il a publié son premier roman, Arrivederci a Berlino Est en 2015 et un recueil de nouvelles, Storie in affitto, en 2017.
Traduit de l’italien par Alexia Caizzi.
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