Le Vite potenziali, de Francesco Targhetta
Aujourd’hui, le bonheur n’est plus lié à la possession de quelque chose de stable, mais à la sensation de pouvoir faire le plus de choses possibles : comment cette explosion d’options nous transforme-t-elle ? Le vite potenziali [Les Vies potentielles] se déroule autour du cabinet de conseil en informatique de Marghera, l’endroit idéal pour questionner le nouveau paradigme de la vitesse et de l’accélération dans lequel on vit. Les destins d’Alberto, chef de l’Albecom, et de ses salariés GDL et Luciano, le commercial et le programmeur, s’entrecroisent dans une série de trahisons, de silences et de choix décisifs, notamment au moment où un ancien collègue fait une proposition à GDL.
Le milieu professionnel n’est en réalité qu’un prétexte pour étudier les mouvements de trois psychologies différentes dans le monde d’aujourd’hui ; un monde dominé par le devoir d’être heureux et d’aller toujours plus vite : le progressisme optimiste d’Alberto contraste autant avec l’impartialité cynique de GDL – qui se déplace avec L’Art de la guerre de Sun Tzu dans la boîte à gants de sa voiture – qu’avec le caractère plus introverti de Luciano, évasif et paralysé par son manque de charme. Mais toutes ces vies dont on explore les relations sentimentales précaires et les abîmes émotionnels, dans un style qui conjugue un registre technique à un regard lyrique, partagent une absence de direction déroutante.
EXTRAIT :
Il allait à Francfort depuis six ans désormais, et il ne savait toujours pas s’il s’y trouvait une cathédrale, une rivière (il pensait que oui), une place de la mairie. Il logeait à l’hôtel Manhattan, sur la Düsseldorfer Straße, où il était toujours accueilli avec un sachet d’oursons Haribo délicatement posé sur la couverture. À chaque fois, il le déplaçait sur la table de nuit, dans l’espoir de pouvoir offrir les bonbons à quelques amies hébergées pour la nuit ; ce qui arrivait assez souvent. Il allait à pied à la foire, marchant sous les arcades qui lui rappelaient celles de la rue Pisani, austères et distantes : les arcades des villes productives.
On n’attendait pas plus de trois mille personnes au meeting de Magento. Avant de sortir de l’hôtel pour faire face au ciel bas de Frankfurt, GDL se regarda, nu, dans le miroir de l’armoire de sa chambre : juste ce qu’il fallait de ventre, des poils bien répartis, aucun cheveu blanc, un nez aquilin en harmonie avec des petits yeux bleus, profonds et pénétrants : son arme la plus impitoyable. Il ne vieillissait pas mal du tout.
Alors qu’il s’approchait de la foire où il avait rendez-vous avec Vileda, il sentit combien l’air de cette ville lui était bénéfique : chaque mouvement le long de la rue, du trafic aux oiseaux, des piétons aux câbles des tramways, indiquait une cohérence méthodiquement ordonnée. Tout était tranquille puisque tout était systématique : tout changement d’équilibre, même le plus imperceptible et millimétrique, apportait sa contribution à l’amélioration du monde.
Frankfurt insufflait dans GDL cet optimisme qu’il chérissait : l’optimisme de l’esprit d’entreprise.
Il rencontra le responsable IT de Vileda dans le café du pavillon H, mais, puisque l’arrivée des femmes de ménage suggérait le début des opérations de fermeture, il lui proposa de se déplacer en dehors de la foire, dans le café de l’Hessischer Hof. Herr Sivek accepta, non sans faire remarquer à GDL la marque des serpillères avec lesquelles les femmes de ménage sud-américaines allaient nettoyer le sol. Et pourtant, alors qu’ils étaient assis aux tables rococo du salon du café de l’Hessischer, il n’y avait rien qui clochait dans la présence de Sivek, un maigre à lunettes, avec les cheveux en brosse et un costume gris tourterelle, sans doute avait-il des origines polonaises, peut-être juives, des ancêtres à Dantzig, Cracovie, Lublin, des pays de la Silésie industrielle, des campagnes de Poméranie, des collines de jeunes filles aux yeux bas mariées à des comptables allemands, un passé de servitude et de camps de travail, et maintenant ce rôle, ce genre de réalisation, s’occupant de l’informatique pour une entreprise teutonne de torchons, de chiffons, de nœuds, d’éponges, de nettoyeurs à vapeur, de nettoyeurs de sol et d’aspirateurs. Si vraiment l’Europe avait permis cela, que pouvait-elle encore réserver d’autre ?
La soirée de GDL à Frankfurt fut ensuite encore plus exaltante. Bianchi, avec lequel il avait dîné, était un bon accompagnateur : il écoutait, riait aux blagues, parfois il en enchainait certaines de façon inspirée, en citant souvent les Simpsons. Il avait un visage anguleux et certainement un passé de peines d’amour supérieur à la moyenne : il était donc gentil, presque soumis. Probablement s’identifiait-il à Milhouse. Il employait un langage propre aux nerds : il disait spot et random au lieu de « quelconque » et « au hasard » (« Un jour spot », « Ils choisissent vraiment random »), et il touchait constamment les branches de ses lunettes. Ils terminèrent la soirée au Gleis 25, à Poststraße, à côté de la gare ferroviaire : c’était une boîte sordide et étroite, avec un juke-box moderne sur lequel une pute siffleuse, probablement d’origine portoricaine, choisit, vers deux heures, Marina de Rocca Granata, après avoir compris que GDL et Bianchi étaient Italiens, en voulant attirer leur attention. « Une fille brune, mais jolie » disait le morceau : quel était le sens de ce « mais » ?
Au même moment, deux Allemands en chemise et pantalons élégants entrèrent, tous deux plutôt pompettes : soudain ils dévisagèrent GDL et Bianchi, avec une familiarité qui pendant les jours de salon, si l’on rencontrait des collègues après le dîner, devenait presque de la hargne, à cause de cette sensation gênante d’être des doublons, des doublons, des doublons. Combien de copies de soi-même existait-il dans le monde ?
Une fois les bières commandées, les Allemands allèrent quand même s’assoir à côté des deux Italiener, en se présentant : le premier, le plus bourré, se révéla être le IT e-commerce de Haribo. GDL arriva à fixer un rendez-vous avec lui pour le matin suivant : s’il arrivait à rentrer de Francfort avec des bonbons, en plus des chiffons, il quitterait Veronica, il tuerait immédiatement Mariotto et il imprimerait un tatouage maori sur son épaule.
Ils rentrèrent au Manhattan à trois heures. GDL retrouva sur sa table de nuit le paquet d’oursons. Il les mangea, avec la même voracité avec laquelle il dévorait les steaks de bœuf quand il était étudiant, après les entraînements de taekwondo. Il éprouva une sensation désagréable quand, juste après avoir avalé le dernier ourson, il s’aperçut qu’il était seul.
TARGHETTA, Francesco, Le Vite potenziali, Mondadori, 2018, 243 pages.
Francesco Targhetta (Trévise, 1980) est professeur d’italien dans un lycée. Il a publié de la poésie (Fiaschi, ExCogita, 2009; Le cose sono due, Valigie Rosse, 2014), un roman en vers (Perciò veniamo bene nelle fotografie, Isbn, 2012; Mondadori, 2019) et un roman en prose Le Vite potenziali, Mondadori, 2018, finaliste au Prix Campiello et gagnant au Prix Berto). Il a traduit avec Lorenzo Alunni le recueil de poèmes Dernière communication à la Société proustienne de Barcelone de Mathias Énard, à paraître chez E/O.
Traduit de l’italien par Anna Mistrorigo
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