L’anno che Bartolo decise di morire, de Valentina Di Cesare
L’anno che Bartolo decise di morire [L’année où Bartolo décida de mourir] est une histoire qui raconte la lisière où peut finir l’amitié et commencer la solitude, celle qui ne sert à rien. Bartolo, le protagoniste, est un homme bon, empathique, qui prend part à la vie de ses amis, avec qui il entretient un lien étroit depuis l’enfance. Il souffre d’une dépression latente qui dégénère petit à petit dans le chaos des émotions, mais par pudeur, il n’arrive à en parler à aucun de ses amis, attendant que l’un d’eux, peut-être, se rende compte de sa souffrance et s’y intéresse. Les amis de toujours, un mélange de personnages ineffables, parfois superficiels, parfois désespérés – et, parmi eux, également un vieux maître qui, avec son cynisme et sa sagesse faite d’expérience, nous fait sourire – sont de leur côté absorbés par leurs propres problèmes, semblent ne pas s’occuper de lui et minimiser ses comportements. Ainsi, Bartolo attend en vain une attention et un soin qui ne viendront jamais. Lucio est le seul de ses amis qui se rend compte, bien que tardivement, de l’anxiété et du malaise de Bartolo. Il en perçoit la progression au fil des jours décousus, mais à la fin, il prendra une décision extrême et incompréhensible concernant sa vie, et quand cela se produira, Bartolo sera pris de doutes et de culpabilité. Dans ce roman, Valentina Di Cesare nous parle de la précarité des relations, de la fin des illusions, du règne de l’individualisme et de l’incapacité à voir les autres et à écouter ceux qui crient de douleur.
EXTRAIT :
Combien de choses se passèrent cette année-là, des choses à propos desquelles, en y repensant aujourd’hui, on en vient presque à se demander comment elles ont pu passer inaperçues.
On avait bien remarqué quelques signaux : un peu de fatigue dans les yeux, le regard argenté de lune décroissante, un clignement de retard du sourire par rapport aux autres, et puis une inquiétude lente, serpentine, transmise par les yeux aux os et au souffle, une ondulation répétée de la pensée, une sorte d’arythmie existentielle. Puis plus rien, au fond, il n’était pas un automate, pensaient ses amis, lui aussi doit ressentir un peu de découragement, un moment de détachement pour lequel il ne parvient pas à trouver les mots justes. Oui, ces derniers temps, il était un peu abattu. Ce sont sûrement les troubles saisonniers classiques, lui avaient-ils dit, ce qu’il portait sur ses épaules, c’était de l’épuisement et rien d’autre, l’affaiblissement météopathique, le retour des journées plus courtes. Il ne devait pas oublier que les changements climatiques accentuent la tension nerveuse et les troubles de l’humeur, ils le savaient tous. Renzo était le moins convaincu et, un jour, profitant d’un moment de pause, il prit Vito à part et lui dit : « Est-ce qu’il n’aurait pas quelque chose dont il ne nous parle pas ? Je le trouve étrange, fatigué, il n’est plus lui-même. Quand je lui parle, il ne m’écoute pas, et c’est l’une des pires choses qui puissent m’arriver, parce que personne ne m’écoute comme lui, avec son attention, sa curiosité, son engagement, avec sa façon d’entrecouper mes discours de considérations sensées. Enfin, après, je ne dis pas qu’il est attentionné seulement avec moi, tu le sais, parler avec lui est toujours résolutif. »
Mais Vito, de façon grossière, répondit à Renzo qu’il exagérait comme d’habitude, qu’il ne changeait pas et qu’il avait eu tort d’ouvrir un bar et d’y passer sa vie reclus, qu’avec toute son imagination, il aurait dû être réalisateur de films. D’une tape dans le dos, il l’encouragea sans trop s’attarder, car Bartolo était quelqu’un qui s’en était toujours bien sorti, droit et discret, avec le sens du devoir et de la mesure, quelqu’un qui ne se plaignait jamais, qui s’adaptait à toutes les éventualités sans exigences particulières, quelqu’un de libre, qui respectait sa liberté et celle des autres. Puis il s’était remis à feuilleter le journal et à parler de ses vacances avec Fiorella dans un spa très luxueux en Autriche, une véritable affaire, il avait payé quelques centaines d’euros.
Ses amis aussi avaient remarqué que quelque chose n’allait pas : Giovanni l’avait eu plusieurs fois au téléphone et le ton de sa voix ne semblait pas être le même que d’habitude. Lucio prenait le temps de discuter avec lui de temps en temps quand il le croisait dans la rue après le travail, mais il l’avait trouvé fatigué, la tête dans les nuages, le pied déjà prêt à s’en aller, à dire au revoir en hâte pour aller se réfugier chez lui ou dans tout autre endroit où rester seul.
« Plus personne ne croit à la bonté, mon cher Bartolo ! » lui dit un jour le maître Nino, de sa fenêtre, en le voyant rentrer chez lui. « Et c’est normal. Tu veux savoir pourquoi ? Je vais t’expliquer, moi : tout d’abord, tout est parti de l’abus du mot. Rappelle-toi que, quand un mot est abusé, cela veut dire que celui qui le prononce n’y fait plus attention. Il sait qu’il n’est pas le seul et qu’il peut se le permettre, parce que tout autour, beaucoup font la même chose, et donc il le déclame à une vitesse vertigineuse, il le place partout, comme on le fait avec le sel en cuisine. Et cette légèreté, tu vois, cette facilité à l’énoncer l’avilit. On dirait un pull porté par trop de personnes, il y a ceux qui l’agrandissent, ceux qui le rétrécissent, ceux qui le raccourcissent, ceux qui le tachent, ceux qui le recousent. Son premier problème, c’est son utilisation excessive parce que, désormais, tous l’ont et tous en réclament la possession. Ils l’ont tous à la bouche, alors, par exemple, ils disent bonté comme ils diraient table, chaudière, serviette, mais ils ne comprennent pas qu’ils se trompent, qu’un tel mot devrait être mesuré, que ce n’est pas un objet, un truc réutilisable à la place d’un autre. Tu le sais, toi, n’est-ce pas, que les mots ont un poids ? Cela ne me surprend pas que personne n’ait encore inventé une balance de précision pour pouvoir les calibrer, ça ne conviendrait à personne, particulièrement pas à ceux qui ont souhaité qu’ils perdent ce poids. Tu sais que chacun d’entre eux a une consistance précise et qu’elle est différente de celle des autres ? Les mots sont des contenants et, selon le concept qu’ils contiennent, ils doivent se faire résistants et forts. Je pourrais y réfléchir, moi, à inventer la première petite balance à mots… Mais ça n’aurait pas de sens, on me dirait que ce que je soutiens est indémontrable. Ta théorie n’est pas tangible, me diraient-ils, cher Nino, ancien maître d’italien retraité, frustré parce que tu as passé ta vie derrière les pensées et les comptines et derrière ton monde utopiste, aérien, vide, sans appui, sans avoir les pieds sur terre. »
DI CESARE, Valentina, L’anno che Bartolo decise di morire, Arkadia, 112 pages.
Valentina Di Cesare est née à Sulmona et a grandi à Castel di Ieri, dans la province de L’Aquila. Elle vit actuellement à Milan, où elle enseigne l’italien à des étudiants Erasmus à l’université, et les lettres dans une école publique. Elle s’intéresse principalement à la littérature contemporaine et à la littérature des migrations. Elle est également écrivaine. En 2019, elle a publié son deuxième roman, L’anno che Bartolo decise di morire [L’année où Bartolo décida de mourir] chez Arkadia Editore.
Traduit de l’italien par Laura Zorloni
CONTENU PROMOTIONNEL
Autorisation à la publication de l’extrait de la part de l’éditeur.
Laisser un commentaire