Du côté de la petite fille
Par Monica Battisti
Gorane et Jokin, les deux personnages principaux du roman La Mischia de Valentina Maini, ont 25 ans en 2007. Comme tous les jumeaux littéraires, ils entretiennent un rapport à la fois viscéral, morbide, complémentaire et irrésolu. Ils partagent certains traits de caractère – qui les rendent aux yeux des autres impénétrables, différents, sociopathes –, mais ce qui les différencie conduira l’un des deux (Gorane) à suivre une trajectoire aussi décisive qu’imprévue. Parmi les choses qu’ils ont commun, il y a naturellement leur enfance à Bilbao et le milieu dans lequel ils ont grandi : leurs parents, activistes de l’ETA, ont commis plusieurs attaques terroristes contre le gouvernement espagnol. Ils ont mis en place une éducation fondée sur un principe rigide : ne pas en avoir. À l’exception d’une règle, celle d’adhérer sans condition à l’idéologie qu’ils ont épousée et dans laquelle ils ont vécu jusqu’à leur mort avec une admirable cohérence, que l’on pourrait même qualifier d’inconscience. Il s’agit, donc, d’une éducation non exempte de contradictions : une éducation à la liberté sans limites, à la violence si besoin, à la souffrance comme forme d’immunité. « L’histoire de toute enfance est celle d’un enfant qui fait du bruit pour qu’on le remarque. »
Plusieurs évènements traumatisants forment alors les premières tentatives d’affranchissement de ce modèle parental qu’ils ont intériorisé : le décès des parents, suite auquel Jokin décide de s’enfuir à Paris (2007) ; la fuite de Jokin, qui conduit Gorane, encouragée par la lecture d’un roman, à se mettre à la recherche de son frère, déménageant alors à Paris (2008) ; la disparition physique, narrative et symbolique de Jokin, suite à laquelle Gorane commencera une nouvelle vie (2008-2015). Chaque évènement est déclenché grâce à l’action des deux personnages qui, bien qu’ils n’aient aucun contact, ne cessent de chercher ou de maintenir une mystérieuse connexion.
Toutefois, dans la deuxième partie du roman (« Primo movimento », « Secondo movimento », « Terzo movimento »), Gorane occupe davantage l’espace narratif. Son enquête, plutôt défaillante, se meut en une quête moderne, focalisée sur son double, et donc sur elle-même : « moi, dit-elle, j’ai les pieds détachés du sol depuis ma naissance et ce que je désire par-dessus tout, c’est atterrir, prendre racine, m’enfoncer dans la terre et ne plus bouger. »
Il s’agit d’une quête circulaire, où le véritable objet du désir s’avère être, au bout du compte, soi-même : le but, c’est de se retrouver et se réinventer. Cette quête est aussi en quelque sorte ratée – pour utiliser un terme cher à la psychanalyse, autre ingrédient central du roman – car Gorane et Jokin ne se rencontreront plus que par le biais d’un tiers, une nouvelle vie censée purifier les vies précédentes. Le verbe ‘purifier’ n’est pas choisi au hasard : en effet, tout le roman déploie un vocabulaire relatif à la contamination et la contagion, images de ce qui peut pénétrer de l’extérieur et être injecté à l’intérieur, comme « virus », « maladie », « infection », « sale », « immune ».
La structure romanesque est alors extrêmement pertinente : polyphonique, bien orchestrée, Maini use de stratégies narratives différentes au fil du livre. La première partie, divisée en trois sections, donne la parole tour à tour à Gorane, Jokin et leurs parents (leur voix post mortem, comme une unité plurielle), ce qui permet au lecteur d’accéder directement à leur monde, sans médiation ni filtre. Dans la seconde partie, les voix de personnages mineurs du récit alternent, grâce à des expédients narratifs précis, avec celle de Gorane. Une telle structure confirme une idée forte du roman : l’incompatibilité entre la représentation que l’on a de soi et celle que les autres en ont, ainsi que la nécessité d’ajuster constamment, comme dans une recette d’alchimie, ces deux composantes afin d’en tirer une image plausible. De surcroît, elle permet d’insister sur l’inexorabilité du facteur social, raison pour laquelle il n’y a ici jamais de véritable focalisation externe ou zéro. Les références au réel, par exemple aux événements terroristes, sont mentionnées comme par accident, saisies de biais, filtrées par la perception des personnages, elle-même parfois déroutante pour le lecteur. La réalité semble en effet glisser autour d’eux et ne servir que d’arrière-plan à leur monde intérieur, peuplé d’hallucinations, de corrélations, de relations de cause à effet, d’obsessions, d’analogies poétiques, jusqu’à ce qu’elle s’abatte sur eux, avec la cruauté terrifiante de l’histoire, dans les trois dernières pages – magistrales – du roman.
La mischia – ‘mêlée’ en italien – désigne aussi cela : le mélange des différents plans narratifs et psychologiques, ainsi que la promiscuité des corps, souhaitée ou rejetée. « Je rêvais de me mêler à elle, à mon père, à ma sœur, dans une sorte de retour vers une origine inconnue » (Jokin), « Je ne supporte pas les mélanges, parce que j’ai grandi dans cette mêlée, parce que personne ne m’a appris comment séparer le rêve de la veille, l’enfance de l’adolescence, la maturité et la vieillesse, faire la différence entre être l’enfant et être le parent, distinguer la justice de la brutalité […] » (Gorane). L’expression figurée gettarsi nella mischia, ‘se jeter dans la mêlée’, dit également qu’il faut prendre position, se salir les mains (le cauchemar de Gorane !) pour accaparer violemment quelque chose : ce que n’a pas fait l’écrivain Dominique Luque, l’un des personnages du livre, « qui ne veut pas se mêler avec nos choses, nos gens ».
Les caractères des personnages s’expriment de préférence à travers l’oxymore et le contraste, par des associations contradictoires. Mêlant blocs textuels compacts et périodes courtes, franches, ces déclarations sont marquées par l’usage insistant du point, « comme si le papier était fait de cailloux, de fosses et de montagnes », pour reprendre ici une image récurrente du roman. Voici deux exemples : « Je voulais plus. Je ne voulais rien. » ; « J’étais sans personnalité. J’avais trop de personnalité ».
Entre roman familial et roman d’apprentissage, celui d’une enfant qui n’a jamais grandi, ou alors a grandi trop vite, La Mischia dessine efficacement le portrait de deux personnalités complexes, marginales et marginalisées à certains égards, grâce à l’alternance des focalisations et points de vue, sans effets de rhétorique forcés. Surtout, La Mischia suggère une réflexion profonde sur le rôle parental, sur les conséquences d’une éducation déséquilibrée, fondée sur l’endoctrinement moral et politique ; sur le rapport entre patrie et langue maternelle ; sur l’arbitraire des relations humaines ; sur les limites de la liberté et sur le danger de l’amour dans ses différentes formes et ses immanquables excès.
Traduction du post:
https://www.nazioneindiana.com/2020/05/06/overbooking-valentina-maini/.
[La traduction a été relue par Marine Aubry-Morici et Sophie Maglia, qu’on remercie.]
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