Trois heures du matin, de Gianrico Carofiglio
Antonio et son père ne se connaissent pas. Jusqu’aux dix-sept ans d’Antonio, tous deux se côtoient lors des week-ends de garde et se disent au revoir sur le seuil de la porte de l’habitation maternelle, que le père n’ose pas franchir.
Soudain, à cause d’une maladie au nom effrayant qui surgit dans la vie de l’adolescent, le père et le fils sont obligés de partager un temps et un espace imprévus : en effet, le seul spécialiste capable de fournir un diagnostic fiable pour la maladie d’Antonio se trouve à Marseille et un empêchement maternel les coince dans une cohabitation forcée qu’ils espèrent expédier au plus vite.
La prescription médicale du professeur Gastaut, peu commune, les oblige à annuler le vol du retour et à rester éveillés les deux nuits suivantes, afin de soumettre le cerveau d’Antonio à un stress extrême et de surveiller un éventuel retour de la maladie.
Tous deux n’ont d’autres choix que d’explorer la ville phocéenne, dans un périple qui les confrontera à la dissipation progressive des malentendus et des non-dits sur lesquels leur relation avait été bâtie. Peu à peu, ils se livrent à des confidences qui deviennent, surtout pour Antonio, inéluctables et nécessaires.
Un Holden Caulfield italien
Si la construction des personnages peut nous paraître parfois artificielle, avec un père au jugement sans tâche et un enfant aux réflexions très mûres pour son âge, la narration du rapport père-fils se penche sur un aspect que chacun d’entre nous connaît : la sensation de ne pas connaître nos parents et la lutte intime entre la tentation de percevoir en eux notre futur et la nécessité de s’affranchir de leur histoire.
Dans les traits d’Antonio, narrateur du livre de Gianrico Carofiglio, le lecteur pourrait reconnaître un Holden Caulfield italien, accompagné, cependant, dans son périple au bout de la nuit par un père bienveillant, véritable guide dans le passage de l’adolescent à la fois vers la guérison et dans la vie adulte. D’ailleurs, l’ombre de Salinger surgit à plusieurs reprises dans le texte (bien que Franny et Zooey soit bien plus présent dans la bibliothèque de référence de l’auteur que L’Attrape-cœurs).
Je me tournais vers lui : « En vous observant, vous les adultes, je me dis souvent que vous êtes coincés dans des trucs dont vous vous fichez. Comment ça se fait ? Et quand est-ce que ça commence ?
Il se redressa, passant de la position allongée à la position assise, le dos appuyé contre la tête de lit. Il referma son guide après en avoir corné un coin, pour ne pas perdre la page qu’il lisait.
– Il est impossible d’établir quand ça commence. Ce n’est pas le résultat d’une discontinuité soudaine, ça se produit plutôt jour après jour, comme sous l’effet de ces glissements de terrain qui ont lieu de façon imperceptible. Tu ne t’en rends compte qu’au bout de quelques années. Tu te charges de superflu – des objets, des obligations ou des relations personnelles –, et toutes ces choses deviennent autant de fils invisibles qui t’enveloppent petit à petit, jour après jour, justement, comme une toile d’araignée. »
– Si on en est conscient, pourquoi ne fait-on rien pour se libérer de ces trucs ?
– Justement, c’est ça le piège. Tu sais que tu perds le plus clair de ton temps avec des choses inutiles, et pourtant tu n’arrives pas à t’en défaire. »
Bildungsroman marseillais
L’écrivain Gianrico Carofiglio fait du Marseille des années 80 l’espace littéraire du bildungsroman d’Antonio. Dans les pages du livre, la ville apparaît comme un miroir des états d’âme du jeune : menaçante, et même violente au premier abord, quand le père et le fils, inconnus l’un pour l’autre, se guettent en catimini ; paisible et accueillante quand le mur de la méfiance entre eux commence à se fissurer.
La ville, limpide et transparente dans la journée que les deux personnages passent à explorer les calanques et les endroits touristiques, dévoile son identité cachée et hallucinatoire au moment du coucher de soleil : une panoplie de personnages insaisissables défilent alors sur le Vieux-Port, sur la Canebière, dans le quartier du Panier et dans un bar à jazz enfoui dans un quartier périphérique. Comme des ombres translucides créées par le reflet de la lune sur la Méditerranée, les personnages qui peuplent la quête identitaire d’Antonio et de son père ont peut-être été construits par le stressant état de veille forcé auquel ils se sont soumis, ou ils pourraient très bien avoir été offerts, comme un cadeau impalpable, par la ville de Marseille, enchanteresse et magicienne.
L’exactitude des mots de Gianrico Carofiglio
Aujourd’hui écrivain à temps plein, Gianrico Carofiglio a aussi été magistrat et sénateur. Trois métiers apparemment éloignés l’un de l’autre, mais qui partagent un même outil indispensable : la maîtrise de la langue italienne. Connu pour avoir inauguré le thriller légal italien avec son roman Témoin involontaire (2007), l’auteur s’est aussi penché à plusieurs reprises sur les valeurs d’exactitude et de vérité d’une langue, notamment en 2010 avec l’essai La manomissione delle parole (non traduit).
La recherche du mot exact et la conscience du poids et de l’histoire de chaque parole rendent la prose de Gianrico Carofiglio facilement reconnaissable par son exactitude, n’utilisant jamais un mot de trop dans la construction de ses phrases.
Dans Trois heures du matin, comme dans tous ses romans, le lecteur retrouve ainsi un texte accompli et équilibré, mais aussi ouvert au vocabulaire étranger, quand la langue italienne est prise au dépourvu :
– Balikwas ! C’est un mot tagalog, la langue majoritaire des Philippines. C’est difficile à traduire. Ça veut dire quelque chose comme : bondir soudain dans une situation nouvelle et être surpris, changer de point de vue, percevoir d’une manière différente ce que nous pensions connaître.
Là, je murmure sans réfléchir :
– Il y a à peine deux jours, je ne connaissais pas mon père.
– Eh bien ça, c’est balikwas.
Bibliographie en italien :
CAROFIGLIO, Gianrico, Le Tre del mattino, Einaudi 2017, 165 pages.
Bibliographie en français :
CAROFIGLIO, Gianrico, Trois heures du matin, Slatkine&Cie, 2020, traduit de l’italien par Elsa Damien, 224 pages.
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