Mémoires du vétéran Arbasino
Par Francesco Pacifico
Traduit de l’italien par Désirée Perini
Entretien avec Alberto Arbasino, paru dans « La Domenica » du Sole 24 Ore du 21 novembre 2012.
Cet article est disponible en version originale sur le site du Sole 24 Ore.
La maison : un dernier étage derrière la rue Flaminia Vecchia avec deux grands A sur la porte. Sur le palier, des étagères pleines de livres. À l’intérieur, un salon avec un canapé en L interminable, confortable, occupé par des livres, surmonté de lampes champignons et d’une pile d’Adelphi. Mais la pièce la plus intéressante est le couloir : aux murs, des tableaux célèbres qui lui sont dédiés, de Guttuso et Pasolini surtout, et le plafond, avec son ensemble de panneaux en verre coloré, éclairé comme un dancefloor des années 70, mais renversé, un mélange de couleurs – violet jaune bleu blanc rose rouge – dans une esthétique hipster. Il est le plus grand écrivain italien vivant des années 30.
On penserait à un ego débilitant, mais Arbasino, c’est quelqu’un qui nous raconte autre chose, et surtout la vie des autres (pour l’hagiographie et l’exhaustivité nous avons les deux Méridiens Mondadori parus il y a quelques années). Voilà par exemple comment il dépeint la scène de Nuovi Argomenti (la revue réfléchie et engagée de Moravia) où il débarque à même pas trente ans, grâce à son début proustien et déjà Nouvelle Vague avec Les Petites Vacances.
Comment était votre relation avec Moravia ?
Excellente, parce que mes rapports avec Elsa Morante étaient très mauvais. Je ne sais pas pourquoi elle m’en voulait… Avec Moravia ils étaient très bons.
C’était la femme la plus détestable d’Italie, non ?
Elle était très antipathique. À la belle saison, on avait l’habitude de déjeuner souvent à l’extérieur le soir, avec Moravia et Morante, les deux Piovene quand ils étaient à Rome, les deux Guttuso qui habitaient ici, et puis venaient là-bas Bassani, Pasolini et parfois Gadda, qui, s’il était fatigué, ne venait pas. Puis le lendemain, il téléphonait et il disait : « La Elsina a-t-elle beaucoup crié hier soir ? », « La Elsina a-t-elle crié ? », disait Gadda… Et effectivement elle hurlait parce qu’elle arrivait en agitant Paese Sera, en disant : « Ici il faut écrire une protestation, il faut faire une collecte de signatures… »
Et Moravia, lui, était-il crédible dans son rôle public ?
Oui.
Et utile, aussi ?
Utile aussi, il était toujours renfrogné à cette époque-là, mais très sociable : renfrogné et sociable. Même avec Dacia [Maraini], nous nous voyions assez souvent. Une chose curieuse, c’était que vers onze heures du soir alors qu’on était encore à table, il y avait Pasolini qui commençait à s’agiter un peu et Elsina lui disait : « Allez, Pier Paolo, vas-y, parce que sinon ils n’attendront pas »… Alors, ce que nous pourrions nous demander aujourd’hui, c’est que, puisque la pédophilie n’existait pas à l’époque comme concept, seulement comme terme, et qu’on ne pensait pas à l’âge des enfants… puisque les enfants n’avaient ni moto ni vélo ni rien, ils étaient là, en bas de chez eux, et Pier Paolo arrivait là-bas, comment se fait-il que les frères ainés, les parents…
… Ils ne le frappaient pas, si ?
Eh bien… De temps en temps, on voyait Pier Paolo un peu mal en point, mais on se demandait pourquoi les parents, le père, les frères ne le frappaient pas plus encore…
Eh bien, Emanuele Trevi [dans Qualcosa di scritto, NDLR] affirme que de temps en temps on le voyait un peu… (mal en point, mais je n’ai pas fini la phrase).
Oui, parce qu’il aimait être battu et quand ils tournaient des films exotiques, je pense à… l’Inde, le Yémen, les machinistes disaient qu’il rentrait très tard, ensanglanté, amoché… Il trouvait partout, dans ces lieux exotiques, des foules d’enfants qui le battaient, parce qu’il est impossible d’être battu au Yémen, en Arabie, en Inde…
(Voici un récit d’Arbasino, composé comme ceci, en face de moi, dans son salon plein de livres. Attentif à chaque détail, sur la table basse, à côté d’un livre de Mallarmé, il y a le nouveau numéro de Nuovi Argomenti qui contient mon essai sur lui, et aussi mon livre dans lequel j’ai écrit sur lui, et il ne les mentionne jamais, il me donne seulement l’impression d’être au courant. On voit qu’il a fréquenté un génie des relations publiques comme Henry Kissinger quand il travaillait dans la diplomatie internationale. Mais revenons à la littérature : je commence à comprendre comment il a autant publié : il parle exactement comme il écrit – et voici la partie incontournable sur l’enfance, le fascisme et la guerre…)
Je suis né en 1930, donc j’ai eu le temps de vivre les dernières années du fascisme et ensuite toute la guerre parce que nous avions été déplacés à la campagne et que nous étions en graves difficultés, car la zone était dominée par les brigades noires et une Sichereit allemande… et puis ce qui était frappant, dans les années des partisans et des brigades noires, c’était la spontanéité avec laquelle sortait de personnes « grises », bureaucratiques, apparemment normales, une telle cruauté sanguinaire… c’était inimaginable parce qu’on a vu des personnes – je le répète – grises, bureaucratiques, qui, dès lors qu’elles ont porté un uniforme se sont mises à organiser les camps de la mort… des tortures, des choses invraisemblables à concevoir peu de temps avant, je veux dire… et donc c’est devenu assez compliqué d’avoir des rapports avec ce genre de réalité alors qu’on était des gamins et qu’on voyait des vieux devenir soudainement sanguinaires et cruels… et cela arrivait…
Et comment a-t-on appris tout cela ?
On le savait parce qu’il y avait des arrestations, on en parlait, on en parlait beaucoup. Il y avait par exemple les châteaux des environs de Voghera qui étaient réquisitionnés par les brigades noires, par les Sichereit, par ces diverses formations… et c’était alors des formations assez spontanées, on le savait parce que dans les villages on sait tout – si un château est réquisitionné, si une maison est réquisitionnée, occupée. Par exemple, à un moment donné, mon père a été arrêté par une de ces formations fascistes parce qu’en tant que pharmacien, il donnait des médicaments aux partisans. Il était ami avec Italo Pietra, qui était le chef des partisans de la région, donc évidemment mon père lui fournissait les médicaments et quand mon père a été arrêté, des amis de la famille, des avocats, ont dû intervenir, des gens qui avaient des relations avec tout le monde, disons, parce que dans les petits villages, tout le monde se connaissait depuis longtemps, évidemment, et donc si quelqu’un était arrêté, si mon père était arrêté… On ne l’a pas vu revenir, moi j’avais 14-15 ans, j’ai dû chercher où ils le gardaient et je l’ai vu là en attente d’un interrogatoire…
Combien de temps est-il resté dehors ?
Quelques jours, quelques jours seulement… mais vu que dans les petits villages tout le monde se connaît depuis toujours, il y a des accommodations. On est arrêté peut-être aussi pour être intimidé.
Et cela, parmi des gens qui se connaissaient avant ?
Oui, justement, pour un très jeune garçon… Et puis, moi j’avais comme enseignante en seconde, donc en 1940-1941, une des filles du directeur juif Provenzal… Ces filles étaient catholiques comme leur mère et allaient aussi à l’église de manière plutôt visible et lui, Dino Provenzal, à un moment donné, comme cela arrivait à des juifs qui habitaient à Voghera et dans les environs, on a dit à son sujet : « Il est en Suisse, il a réussi à s’expatrier », mais en fait, était-ce le cas ? N’était-il pas dans une chambre cachée de la villa… dans la cave, dans la tourelle ? En fait, il n’y a jamais eu de ghetto juif à Voghera, mais il y avait des juifs positionnés… comme le directeur du lycée, ou bien des avocats, des commerçants. Il y avait par exemple, le professeur Della Seta, qui s’était caché à la campagne, près de chez nous… Il était non seulement juif, comme son nom l’indique, mais c’était aussi une personnalité très célèbre de son temps, car il avait dirigé l’école archéologique italienne à Athènes… Alessandro Della Seta, il est aussi sur la Treccani. Parce qu’il avait épousé une sœur de la sciura Marina, qui était une dame propriétaire de terres, il s’était réfugié là-bas, mais il s’était enfui avec les vêtements qu’il portait, qui étaient des vêtements très élégants, des manteaux bleus comme ça se faisait… mais de temps en temps il sortait, le soir, pour faire une promenade : mais il n’avait ni chaussures ni vêtements appropriés pour les vignes boueuses où nous étions déplacés… Il est mort là-bas avant la fin de la guerre.
Vous avez été déplacés.
Près de Casteggio, entre Voghera et Casteggio. Parce qu’il était d’usage que tous les citoyens importants aient un cabinet professionnel, dans le cas de mon père la pharmacie à Voghera, et puis il y avait, pas loin, la maison de campagne où l’on passait tous les étés, parce qu’on était à la mer ou à la montagne pendant un mois, mais l’été était long et avant de commencer l’école, on habitait la maison de campagne, et il y avait beaucoup de ces maisons-là, c’était la coutume à l’époque…
Qu’est-ce qui vous a été pris ?
Rien, nous n’avions ni de château ni villa.
Vous avez commencé à écrire dès la guerre ?
Non, après la guerre. Les Petites Vacances, c’était mon premier livre, paru en 1957 et publié par Calvino. Mais c’était des récits écrits depuis un an ou deux. J’avais d’abord écrit quelques poèmes, qui ont été par la suite compilés dans Matinée. En vérité, c’est ce que je voulais faire – désormais fatigué par ces années et ces années de néoréalisme d’après-guerre, illustrées par les mauvaises traductions des Américains. Dans Les Petites Vacances, mon premier récit, on voit que petit à petit la guerre est finie, mais ce petit à petit la guerre est finie dit exactement le contraire : c’était la mort, la faim. Parce qu’en faisant semblant de parler de vacances, d’étés, en réalité on décrétait la fin du néoréalisme et c’est pour cela que beaucoup n’ont pas aimé ce livre, parce qu’il n’était pas engagé, il n’y avait pas de partisans, il n’y avait pas de SS, et il n’y avait pas Bella ciao, en somme.
Rien que pour ça, je pourrais rire une heure durant. Et Calvino ? Par rapport à cela ?
Calvino a eu une attitude incroyable, parce que je lui avais envoyé plusieurs récits.
Vous le connaissiez ?
Non… on pouvait s’envoyer les récits tranquillement par la poste… Eh bien, Calvino m’a dit textuellement – ce sont des choses dont on se souvient : « Écoute, tu m’as envoyé plusieurs récits, il ne faut pas en publier plus de cinq, parce que si le livre est trop long, ils ne le lisent pas et donc ils ne le recensent pas, on doit rester dans une limite raisonnable de pages pour qu’ils le lisent et le commentent. » Puis, comme ils sont tous avec le fusil à l’épaule en attendant le deuxième – qui n’est jamais à la hauteur du premier, parce que dans le premier on met toutes ses expériences, ses lectures –, le second doit être fait rapidement, et il m’a dit : « Ne t’inquiète pas, le deuxième, tu l’as déjà ici, ce sont ces autres récits, là, donc ils ne t’attendront pas avec le fusil à l’épaule, le deuxième est ici », et en fait, Bassani a lui aussi publié son deuxième livre chez Feltrinelli. Une compilation où il y avait les mêmes récits, plus d’autres, comme L’Anonyme lombard dont le sujet, disons scabreux pour l’époque n’aurait plus aujourd’hui la même importance [on y parle de néo-avant-garde et d’homosexuels, NDLR], mais comme c’était le cas à ce moment-là, c’est une chose que je raconte aussi pour déterminer quelle était la situation à l’époque… À la fin des années 50, la plupart des écrivains et des réalisateurs étaient en procès… Pasolini, Testori, Visconti, Antonioni, Fellini, furent tous dénoncés parce que leurs œuvres comportaient quelque chose de contraire à la morale populaire, il y avait une sorte de transgression, quelque chose contre la morale. On disait que, contrairement aux films qu’il ne faut que quelques heures pour terminer, les commis d’office n’allaient pas au-delà des premières pages des livres, raison pour laquelle, en incluant L’Anonyme lombard dans un livre, une sorte d’omnibus, il n’y avait aucun risque qu’un provincial commis d’office le lise. Ils étaient tous en procès… Pour Pasolini, les ennuis ont continué à cause de ses histoires personnelles, mais les autres, Visconti, Antonioni, Fellini, Testori : tous en procès.
Et parmi ces réalisateurs, vous en fréquentiez ? Comment était la vie à Rome ?
Eh bien, je voyais surtout Visconti et Fellini, mais pas souvent… parce que par exemple Visconti était très hautain, voilà, et donc, comme j’étais aussi ami de Testori, juste à l’époque de L’Arialda, de temps en temps j’allais manger chez lui avec Testori, voilà… Ou avec Fellini on se voyait assez souvent parce qu’il habitait rue Veneto au temps de La Dolce Vita.
Quand le film est sorti, le mouvement de la dolce vita était pratiquement fini, parce que le film décrivait cette période, mais il en a aussi marqué la fin… et nous étions dans les années 60… Et pourtant il y avait des histoires très sympas, parce que Fellini habitait rue Veneto, où il y avait plein de cafés où on se retrouvait avec Pannunzio, Patti, De Feo… quelquefois venaient aussi Nicola Chiaromonte, Franca Valeri avec Vittorio Caprioli, Nora Ricci – qui était la plus élégante, car elle était la fille du célèbre Renzo Ricci et de Margherita Bagni, qui était elle-même une belle femme, élégante et spirituelle, cultivée, et ayant derrière son épaule Zacconi comme grand-père, elle avait cette élégance, pas d’emblée flagrante, disons, et on était volontiers avec eux, parfois même Saragata venait s’asseoir avec nous… et il y avait Fellini…
Comment s’est passée l’arrivée à Rome ? Quand êtes-vous arrivé à Rome ?
Je suis arrivé juste après Les Petites Vacances, vers 1957-1958. J’étais tuteur et j’ai longtemps été assistant de droit international. J’avais déménagé de Milan à Rome avec mon professeur de droit international, Ago, dont j’étais assistant à la faculté de sciences politiques, celle où Moro enseignait aussi et d’autres lumières de l’époque. En ce temps-là, il avait déménagé à Rome, parce qu’il avait de nombreuses charges internationales à Genève, à La Haye, dans des tribunaux différents… c’est pour ça qu’il avait une maison à Rome – entre autres, il était le beau-frère de Noberto Bobbio, ils avaient épousé deux sœurs filles d’un notaire très….
On dirait que vous parlez d’une petite ville de trois cents personnes qui se connaissaient toutes. Et où avez-vous habité ? Quel était votre quartier ?
À cette époque, j’ai habité, pendant quelques années, la rue Mario dei Fiori au coin de la rue Frattina, au dernier étage, où avaient habité à différentes périodes Zeffirelli, Bolognini… Et à l’époque la chose que l’on faisait normalement et tranquillement, c’était qu’on déjeunait à l’auberge : un steak haché, des spaghetti, quelque chose comme ça, à la trattoria romaine de rue Frattina qui n’existe plus aujourd’hui… le soir c’était Cesaretto, rue de la Croce, où il y avait justement Flaiano, Comisso, Giovanni Rodani, Sandro Viola qui était le plus jeune de tous et en résumé, on était beaucoup… Moi j’avais l’habitude d’aller y petit-déjeuner, je veux dire déjeuner à la romaine, avec un groupe de gens du spectacle parce qu’il y avait justement Bolognini, Tosi, Zeffirelli, Laura Betti, Adriana Asti… et Laura Betti était très sympathique, pas du tout la sorcière décrite par Emanuele Trevi [dans Quelque chose d’écrit, NDLR]. Je l’ai rencontrée quand nous écrivions des chansons pour elle… c’était Moravia, Pasolini, Soldati, Calvino, Fortini qui les écrivaient… Elle arrivait aussi à trouver d’excellents compositeurs… en repensant à tout ça, c’était vraiment une sorte de petit village… l’impression de village était inévitable, mais le matin, l’université, là, ça faisait déjà moins village…
Sur la Place Aldo Moro ?
Oui, place Aldo Moro, avec Aldo Moro qui était encore vivant et ce n’était pas encore la place Aldo Moro… il était là, à la faculté de sciences politiques.
Et avec ça, on a tout dit…
Mais les petits-déjeuners et le déjeuner avec Zeffirelli, Bolognini, Tosi…
Ça, c’est de la science-fiction, tout le monde vivait là-bas…
J’ai d’abord été dans cette petite maison qui est encore telle quelle… cinq étages à monter à pied, mais je n’y ai pas pensé, rue Mario dei Fiori au coin de la rue Frattina… Après je suis allé rue du Consulat, qui est la dernière rue perpendiculaire à la rue Giulia, devant l’église des Florentins, il y a là le Palazzo Malvezzi où j’habitais… J’avais un petit appartement dans les écuries, et l’ensemble était assez intéressant parce qu’au dernier étage il y avait initialement les Aldobrandini, puis sont venus Audrey Hepburn et son mari Dotti. Au milieu, il y avait Milo Mendez, le poète brésilien qui était aussi diplomate… c’était des mondes différents, il y avait l’ambiance de la trattoria romaine de la rue Frattina, c’était justement des gens de théâtre, Asti, Betti….
Mais n’y avait-il pas deux cents personnes à vouloir entrer dans le club ?
Non…
Il y avait cette réplique de Vaime : Vaime da Rosati est sur la piazza del Popolo, avec Flaiano, et Flaiano montre quelques personnes autour et dit : « Regarde, ils croient qu’ils sont nous. » Ce qui est très drôle et je la relie au discours sur la fin de la dolce vita.
Puis il faut imaginer aussi – à propos des différences d’époques et des coutumes – que, quand on allait au théâtre, on dînait juste après, donc on allait dîner vers minuit et demi et après on bougeait rue Veneto, qui s’animait à partir d’une heure, une heure et demie… c’était des heures que nous appelions « espagnoles ». Je me réveillais le matin pour aller à l’université.
Vous écriviez quand ? Vous aviez deux emplois.
Quand je pouvais.
Puis vous avez arrêté votre carrière diplomatique ?
J’ai arrêté l’autre activité parce que c’était une tout autre affaire, parce que, vous voyez, par exemple, à Londres, en plus d’aller au théâtre tous les soirs et de faire des interviews avec les grands maîtres, je faisais des recherches à Chatham House qui était ce qu’on appelle le Royal Institute of International Affairs, et à Milan, j’étais boursier, c’est-à-dire employé salarié à l’Ispi, Institut d’études de politique internationale…
Et comment Fellini a-t-il vu cette fin de la dolce vita, après son film ?
Fellini avait fait reconstruire la rue Veneto à Cinecittà à l’époque, et c’était comme…
Vous l’avez vue ? Vous êtes allé la voir ?
Non, je l’ai vue après, quand le film est sorti, parce qu’un assistant de Fellini, Guidarino Guidi, qui était directeur de la production, invitait souvent les protagonistes de La Dolce Vita, c’est-à-dire De Feo et les autres à aller participer à un tour de La Dolce Vita à Cinecittà. Naturellement nous nous sommes toujours bien gardés d’y aller….
En quoi aurai-ce été une faute de goût ?
Ce n’était pas bien de se montrer…
Maintenant, parlons des années 60.
Les années soixante ont décrété le début du Groupe 63… c’était une plateforme de personnages très différents… Eco, Sanguineti, Manganelli…
À l’époque, on pensait utiliser le boom économique, qui semblait beaucoup plus solide et de longue portée, pour essayer d’améliorer la qualité littéraire, élever la qualité parce que l’autre voie était de profiter du boom économique pour produire des best-sellers.
Profiter de l’argent pour faire des projets.
Et dans ce cas, les perspectives étaient essentiellement ces deux-là : utiliser le boom économique pour produire des best-sellers pour le marché, c’était ce qu’on appelait de la « littérature d’aéroport » à l’époque, parce que dans les aéroports on attendait de longues heures et il y avait les romans de Moravia dans toutes les langues. Et l’autre hypothèse, c’était de ne pas produire de best-sellers, mais étant donné que nous avions tous une situation financière assez normale – satisfaisante dans certains cas – on essayait d’élever la qualité moyenne de la littérature, au-delà de la qualité moyenne de la littérature dominante…
Concept dangereux.
Le Groupe 63 est entré en crise avec le mouvement de 68, car face à l’hypothèse d’utiliser les publications du Groupe 63 pour publier intégralement les résolutions des assemblées extraparlementaires, on a alors dit : « Qu’ils se publient par eux-mêmes. »
Et qui voulait publier les résolutions ?
Hmm… Balestrini et d’autres comme ça… alors que Giuliani et d’autres….
Et Manganelli ?
Manganelli a toujours fait de la littérature.
(Brève parenthèse dans laquelle Arbasino parle de son livre le plus important, Fratelli d’Italia, qui existe en trois versions très différentes, une de 1963, une de 1967, une de 1991.)
Pour moi, ce n’est pas la phase intermédiaire qui compte, ce sont la première édition et la dernière… toutes deux partaient d’un même présupposé au fond, c’est-à-dire donner l’impression d’une structure éblouissante parce qu’elle est faite de fragments et de longues conversations, mais de conversations où disparaissent les interlocuteurs, c’est peut-être une idée de Joyce, mais je ne sais pas…
(Mais parlons plutôt des époques, et en arrivant aux années 70 Arbasino semble tout à coup oublier les détails).
C’était un âge un peu vide dans l’ensemble. En fait, je faisais des livres politiques à cette époque-là.
Et vous ne déjeuniez plus avec tout le monde ? Et l’ambiance du cinéma italien, par exemple ?
Crise… parce que l’époque des maîtres était finie.
Des sous, il en restait ?
Je ne crois pas beaucoup… Mais il n’y avait plus d’argent pour faire les films de Visconti ou de Fellini comme avant, parce que quand on pense au coût des films de Visconti et de Fellini, ce sont des choses qui font peur…
Fellini, de quelle humeur était-il à cette époque ? Vous le voyiez encore ou plus du tout ?
Je le voyais très triste, et puis il était sombre parce qu’il ne pouvait plus faire de films : parce que les producteurs ne voulaient plus de lui.
Quelle était l’ambiance sur la scène littéraire ?
Je ne sais pas, parce que franchement je ne me souviens pas… Je veux dire, je sais que je faisais beaucoup de journalisme, je faisais des livres de politique comme celui sur l’affaire Moro, Questo Stato, Fantasmi Italiani…
(Ainsi, comme par magie, il revient en arrière, pour parler des années cinquante, et absurdement de Henry Kissinger).
Kissinger qui dirigeait l’International Seminar, préparait de très beaux petits-déjeuners le samedi… sur la pelouse, pendant l’été, sur la pelouse derrière la maison où il y avait des personnalités très remarquables, comme par exemple Schlesinger, et il y avait même Eleanor Roosevelt que j’ai connue, qui vivait encore : nous remontons très loin dans les décennies.
Eh bien, à la fin de chaque cours, au début de l’été, la secrétaire de Kissinger envoyait aux différents anciens élèves du séminaire dans les différentes capitales européennes un message disant : « Le professeur Kissinger sera à Rome », par exemple, ou bien Paris… et il sera heureux de vous rencontrer.
Alors à ce moment-là, on essayait de répondre à son hospitalité avec des personnalités illustres et je me rappelle que, par exemple, je faisais des déjeuners avec Pannunzio, De Feo, La Malfa, des personnages assez représentatifs, avec lesquels il s’amusait très agréablement avec son accent guttural bavarois qu’il a toujours gardé, toute sa vie, et qu’il a encore maintenant à 90 ans. Et voilà ce qui s’est passé ensuite : quand Kissinger est devenu secrétaire d’État, partout où il allait, il rencontrait des gens avec lesquels il avait déjeuné peu de temps auparavant et donc, du point de vue des relations humaines, ainsi que des relations diplomatiques, il était intime avec eux, parce qu’ils avaient déjà déjeuné ensemble, dans différentes capitales.
(Il se passe quelque chose d’étrange : même des années quatre-vingt, il n’a aucun souvenir. Il m’appelle quelques jours plus tard, pour me dire : « Ah oui, dans les années 80, j’étais au parlement. » Nous nous donnons rendez-vous au téléphone le seul après-midi où cela est possible, avant qu’il ne parte pour Paris. Je lui téléphone un peu moins de dix fois, en laissant plusieurs messages sur sa messagerie. Du Parlement, rien d’intéressant, donc ? Des années 80, il s’est seulement souvenu de cela, chez lui : « Mis à part la réécriture des Fratelli d’Italia qui m’a pris beaucoup de temps et d’efforts, qu’ai-je fait ? » Je l’interroge donc sur cette vie consacrée aux articles, partagée avec le chat et le renard Pannunzio et De Feo, qu’il a continuellement cités).
Quand vous avez commencé à écrire dans les journaux, ce que vous écriviez, j’imagine que c’était discuté entre amis, vous étiez tous liés, maintenant, quand vous écrivez dans La Repubblica, quelle impression cela fait-il, quel intérêt ?
Je n’ai aucune impression, en réalité, parce que cela me donnerait le sentiment d’être, en un certain sens, le survivant d’une certaine époque, d’un certain langage, de certains types d’intérêts : je prends un exemple concret, on peut repenser au fait qu’autrefois il y avait un public d’un niveau qui se qualifiait de « lycéen », je veux dire, des officiels et leurs épouses couvertes de bijoux jusqu’au public lambda, dans des revues comme ça, à côté de Totò, il y avait des citations de Dante, Hélène de Troie, un peu de l’Iliade, Les Fiancés, Renzo et Lucia, La Religieuse de Monza… Tout le public, des premiers aux derniers, tous les attrapaient au vol. Aujourd’hui, je me demande bien, s’il y avait une allusion à la Divine Comédie ou aux Fiancés, si elle serait immédiatement comprises comme à l’époque de Totò et Wanda Osiris…
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