Le cynisme de la poésie d’Edoardo Sanguineti 

La subversion qui passe par le langage.

Par Lucrezia Lombardo

Traduction de Alexia Caizzi

Illustration de Tetsuij Endo

La subversion qui passe par le langage, ou mieux, par le langage poétique : telle est l’essence même de l’audacieuse recherche littéraire d’Edoardo Sanguineti, tout comme de ses œuvres expérimentales, toujours provocatrices, parfois incompréhensibles et anticipatoires.

Sanguineti croyait fermement au « geste littéraire » au point de l’utiliser en tant qu’outil de critique radicale de la réalité basé sur une comparaison constante – et permanente – entre le marxisme et le structuralisme, deux courants philosophiques que Sanguineti arrive à traduire en poésie : il invente ainsi le rôle de « compositeur de vers ».

La poésie du XXe siècle est « défrichée » par Sanguineti, qui en change la clé de lecture : il s’agit maintenant de refuser le néoréalisme – qui est présent dans la littérature et au cinéma – et ses codes « traditionalistes », accusés d’incarner un style « rassis » et sans vitalité. Par le biais de son ironie piquante, une ironie de « vieux satyre » – personnage mythologique auquel il ressemble – Sanguineti utilise la poésie pour démonter la tradition et la sémantique du langage en se servant de métaphores, de sons, d’images qui « redimensionnent » des mythes littéraires du calibre de Pascoli, D’Annunzio, voire la triade sacrée composée par Ungaretti, Montale et Saba. Dans le recueil anthologique Poesia del Novecento (Poésie du XXe siècle), publié en 1969, Sanguineti construit une clé pour l’interprétation « du court XXe siècle poétique », une clé qui est originale et subversive et qui supplante les canons et les règles imposés par la critique et la mode.

Le langage, qui a été assujetti à l’usage social et dépouillé de sa force originale pendant des siècles, est restitué maintenant à l’imagination créatrice, tant et si bien que Dino Campana reste le seul « vero poeta » [véritable poète] auquel Sanguineti épargne l’explosion atomique qui submerge toute la tradition ; « uomo folle » [homme fou], Dino Campana est l’incarnation tourmentée de ce XXe siècle que la littérature du système n’arrive pas à raconter. Mais Sanguineti ne s’arrête pas à la déconstruction de la littérature et poursuit sa polémique embrasée : il sera l’un des fondateurs du célèbre Gruppo 63, une « ammucchiata » [congerie] d’intellectuels qui embrassèrent la neoavanguardia et qui expérimentèrent la création d’œuvres différentes en toute liberté où ni l’intrigue ni les règles de style ne comptaient. Le Groupe 63 était composé d’auteurs du calibre d’Arbasino et Pagliarini, qui aimaient eux aussi la contestation et l’idée d’une littérature libérée des contraintes de la tradition. Pourtant, même si le groupe a contribué à renouveler le panorama littéraire italien, l’expérience se conclut à cause d’un élitisme excessif et de l’impossibilité d’accéder aux codes qui se firent trop abstraits et finirent par nier cette « concreta vitalità » [vitalité concrète] à laquelle ils aspiraient.

La polémique de Sanguineti, qui n’était toujours pas satisfait de la révolution linguistique qu’il avait entamée, dépasse, avec le temps, la page écrite pour se diriger au cœur de la politique, comme on peut le remarquer dans le poème Siamo tutti politici (e animali) [Nous sommes tous des politiciens (et des animaux)] : «premesso questo, posso dirti che/ odio i politici odiosi: (e ti risparmio anche soltanto un parco abbozzo di catalogo/ esemplificativo e ragionato): (puoi sceglierti da te cognomi e nomi, e sparare/ nel mucchio): (e sceglierti i perché, caso per caso)/ ma, per semplificare, ti aggiungo che, se è vero che,/ per me (come dico e ridico) è politica tutto,/ a questo mondo, non è poi tutto, invece, la politica: (e questo mi definisce,/ sempre per me, i politici odiosi, e il mio perché:/ amo, così, quella grande politica/ che è viva nei gesti della vita quotidiana, nelle parole quotidiane/ (come ciao, pane, fica, grazie mille): (come quelle che ti trovi graffite dentro i cessi,/ spraiate sopra i muri, tra uno slogan e un altro, abbasso, viva):/ (e poi, lo so che non si dice, ma, alla fine, mi sono odiosi e uomini e animali)»[1]. [cela dit, je peux te dire que/ je déteste les politiciens détestables : (et encore je t’épargne la brève ébauche du catalogue/ illustratif et raisonné) : (tu peux choisir toi-même les noms et les prénoms, et tirer/ au hasard) : (et tu peux choisir les pourquoi, au cas par cas)/ mais, pour simplifier, je te redis que, s’il est vrai que,/ pour moi (comme je le dis encore et encore) tout est politique,/ dans ce monde, la politique n’est pas tout, après tout : (et cela me définit,/ toujours pour moi, les politiciens détestables, et mon pourquoi :/j’aime, ainsi, cette grande politique/ qui vit dans les gestes de la vie quotidienne, dans les mots quotidiens,/ (à savoir salut, pain, chatte, merci beaucoup) : (comme ces mots que l’on retrouve gravés aux chiottes, / écrits sur les murs au spray au milieu d’autres slogans, en bas, vivants) :/ (et puis, je sais que ça ne se dit pas, mais je déteste les hommes et les animaux)]. La politique est la cible de ce poème embrasé, cette politique qui se fait dans les grands palais, qui montre ses « belle facce » [jolis visages] se déclarant amis du peuple, mais qui en réalité œuvrent pour affamer leur propre peuple. La seule politique que Sanguineti défend et qu’il reconnaît en tant que sa propre politique n’a rien à voir avec les compromis, le patriotisme et le partitisme : il s’agit d’une politique de la vie quotidienne, des hommes et des femmes ordinaires, qui se débrouillent pour survivre et qui sont transformés, par le « sistema di palazzo » [système politique des palais] en animaux affamés et furieux. Tout le tragique du réel que le poète analyse dans ses œuvres, sans renoncer à sa prédilection pour les derniers, les invisibles, se résout dans cette constatation cynique et ironique : « se d’amore si muore, siamo morti noi »[2] [si l’on meurt d’amour, c’est nous qui sommes morts].


[2] Ibidem.

[1] E. Sanguineti, Il gatto lupesco : poesie, Feltrinelli, Milano 2002.


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