Lunatiques, d’Andrea Inglese

Difficile de dire si ces récits sont fantastiques ou bien hyperréalistes, si leur trait le plus perceptible est poétique ou chirurgical.

Difficile de dire si ces récits sont fantastiques ou bien hyperréalistes, si leur trait le plus perceptible est poétique ou chirurgical, s’ils privilégient la déformation grotesque ou la documentation nette d’un monde cruel et absurde.

À chaque tournure de phrase, la réalité paraît trahie et sabotée par un fantasme furieux et, en même temps, se manifeste de façon implacable, sous les traits reconnaissables de notre époque. Il est certain que la prose courte d’Inglese est parfaitement adaptée à la condition des personnages qui habitent ces pages – des amants blessés, des chômeurs embauchés par des multinationales pour des tâches extravagantes, des Pères Noël surpris dans un trou, des femmes qui parlent de leur intimité lors d’un entretien d’embauche, des familles joyeusement dysfonctionnelles qui vont vers la catastrophe –, chacun est surpris dans une sorte d’étourdissement, de décollement par rapport au monde et à ses coordonnées habituelles.

En outre, la participation détachée de l’auteur nous offre un regard à la fois interne et distant, participatif et réticent en même temps, comme si la vérité des jours et des vies s’esquivait autant par les mains des personnages que par celles de leurs créateurs.

Voici des extraits du recueil :

Un métier, de nos jours

Interview de Cosimo Calarno

Bonjour monsieur Calarno, d’où venez-vous ?

Je suis de Giulio Pratese, une bourgade de Leffe. Mais maintenant, je me balade tout le temps dans le Nord de l’Italie.

Et vous faites quoi dans la vie ?

Je balance des coups de pied. J’ai commencé comme ça, à titre bénévole. Dès que je voyais un regroupement d’individus, même calmes, en train de fraterniser ou qui avaient déjà fraternisé précédemment, je me lançais. Je me jetais au milieu et je balançais des coups de pied à l’aveugle. Au début, les gens étaient extrêmement hostiles à ma proposition. Et souvent ils répondaient aux coups de pied par des coups de poing. Mais moi, tel le puriste que j’estime être, je ne me laisse pas influencer, et je garde fermement mon cap : en d’autres termes, j’insiste avec les pieds autant que je le peux, tant que – soit dit en passant – je reste sur pied. Très souvent, en effet, je suis terrassé, à cause du malentendu que ça provoque.

Comment cette activité a-t-elle évolué ?

Au début ma famille, et en particulier ma femme, insistait pour que je voie le psychiatre de Leffe. Ils en ont même fait venir un de Bergame. Ils posaient sur la table deux flacons de médicaments et je devais avaler leurs pilules. Je devais… Il serait plus correct de dire : j’aurais dû. J’ai toujours expliqué sereinement que mon intention était d’assainir le peuple. Et je m’assainis avec lui. Quand je passe une semaine sans avoir savaté bien à fond, c’est comme si j’avais jeté mon temps par les fenêtres.

Il y a eu un tournant, n’est-ce pas ?

Oui, le psychiatre m’a lâché. Il a constaté que je suis, en dépit de certaines apparences, un type minutieux et responsable. Ce n’est pas parce que j’ai la vocation du savateur que je suis discourtois, ou que j’élève la voix, ou que je balance des baffes pour un oui ou pour un non. Avec la police, la communication était un peu moins sereine, mais souvent les flics m’ignoraient. Soit ils me cognaient, soit ils m’ignoraient. Mais un jour, alors que, très inspiré, j’étais en train de balancer des coups de tatanes dans un bar plein à craquer, ils se sont laissé entraîner à leur tour, et ça a été un moment merveilleux. Tout le monde riait et hurlait, selon sa position dans la mêlée : la position passive consistant à recevoir un coup de pied, ou celle, active, consistant à le donner.

Quand et par qui avez-vous été embauché en Contrat à durée indéterminée ?

Il s’agit d’une multinationale qui a plusieurs sièges importants en Italie. Par discrétion, je préfère en taire le nom. Quoi qu’il en soit, ils m’ont contacté en respectant toutes les formalités : quelques coups de fil chez moi, trois entretiens, un après-midi de tests logico-mathématiques et de jeux de rôle, et même un week-end d’excursion en voiture dans la Val Gandino et la Val Seriana, avec de grosses tournées de grappa à chaque halte. Bref, je commençais même à devenir méfiant. Ils m’ont tenu sur le gril pendant plus de trois mois, entre une rencontre et une autre, mais ils ne cessaient de manifester de l’intérêt et une grande courtoisie. Maintenant, le salaire est bon, et j’ai même un iPad fourni par l’entreprise, dont à vrai dire je me sers peu. Il y a un responsable du Bureau du Personnel qui me contacte chez moi. Je fais mon petit tour en voiture, et dès que je me sens bien chargé, je fonce au siège.

Et là, il se passe quoi ?

Ben, la routine. J’ai déjà toutes les consignes précises. Je monte à l’étage qu’on m’a indiqué, je me glisse discrètement et en silence dans le couloir, je déboule dans la salle de réunion et là, je me mets à balancer des coups de pied sans faire dans la dentelle. C’est un travail rude. D’abord pour moi, mais bien évidemment pour les autres aussi. Dans un premier temps, il y a des nigauds qui finissent par terre. Il y a ceux qui pleurent. Mais souvent, on voit se former, dans la conviction et l’enthousiasme, un groupe de boxeurs amateurs. C’est comme si depuis des années ils n’attendaient que ça, me cogner dans le ventre, dans le dos ou sur le visage. Ils sont brouillons, bien sûr, mais assez efficaces et douloureux. C’est de l’improvisation pure. Il arrive qu’ils me cassent une lampe de bureau sur la tête. De temps à autre, c’est moi qui envoie quelqu’un à l’hôpital, si l’envie soudaine me prend de viser les couilles. Et je n’ai d’égards pour personne : souvent, je commence justement par le chef de salle ou par le représentant de la filiale milanaise.

Estimez-vous que vos émoluments sont à la hauteur de vos compétences ?

Je me sens surtout réalisé. Je crois que cette activité, je l’exercerais dans tous les cas. Pour moi, la question n’est pas exclusivement économique. Bien sûr, aujourd’hui mon entreprise me paie bien. Du reste, les cols blancs adorent. Parfois ils ne pensent qu’à ça pendant des semaines. Si, dans une filiale ou dans un bureau donné, le bruit se met à courir que je vais débarquer tel jour, c’est fini : tout le monde est terriblement excité. Ils produisent comme sous hypnose. Je crois que c’est aussi pour ça qu’on me veut et qu’on me fait intervenir dans tellement de programmes. Mes patrons y mettent des termes grandiloquents et spécialisés, fréquemment empruntés à l’anglais. Moi, je mets mes pieds. Et je tire comme toujours à l’aveugle. Je ne dédaigne pas d’abîmer les bureaux ou les plantes décoratives. Mais, comme je le disais, je continuerais à faire la même chose, exactement de la même façon, même si je n’étais pas payé, même dans la rue, comme avant. Aujourd’hui, les gens ne savent plus à quel saint se vouer. Tout le monde est comme en état de mort légère. Je les vois aller et venir en comptant leurs sous, comme des doublures dans un film de vampires ou de zombies. Ils passent des mois au coin des bars, dans un silence funéraire, à se demander s’ils vont réussir à s’acheter une nouvelle voiture. Personne n’est plus sûr de rien. Même l’abonnement auprès d’un opérateur téléphonique suscite angoisses et tourments. Quand j’arrive, tout le monde se détend. Oui, ça semble étrange, mais c’est justement en se jetant dans la lutte tête baissée qu’ils s’abandonnent enfin. Ils prennent de bons coups de savate, ils me donnent quelques coups de poing efficaces sur le crâne. Ensuite, on passe un quart d’heure à se dire au revoir, à se serrer la main.

Vous avez vu Fight Club ?

Non, mais on m’en a souvent parlé.

*

Les convenances

« Dis donc, t’as l’air drôlement fatigué », me dit-il. « Non, non, je ne suis pas du tout fatigué », rétorqué-je. Je tiens à mettre les points sur les i, surtout avec ceux qui me veulent fatigué, parce que je n’y crois pas, il est évident qu’ils n’ont pas de preuves, tout aussi bien ils te disent : « Tu es essoufflé, tu as couru ? », alors que toi, tu es adossé au mur depuis au moins une dizaine de minutes, somnolant presque, mais eux ils trouvent le moyen de te dire que tu es fatigué ou que tu es essoufflé, parce que c’est toujours comme ça, dès que tu t’es montré gentil un moment avec une personne, elle en profite, et d’abord elle te veut fatigué, le visage chiffonné, ou alors agité, parce que tu es en train de perdre le contrôle sur toute chose, et aussitôt elle ajoute qu’elle voit bien que tu n’es pas en forme, que même tu es tourmenté, et toi, qu’est-ce que tu peux répondre, là ? Il est trop tard pour éclater d’un gros rire, l’autre te prendrait pour un neurasthénique, pour quelqu’un qui va doublement mal, tellement mal qu’à la fin il dégringole dans une hilarité incontrôlée. Parce que si tu vas vraiment très mal, si tu ricanes continuellement et sans raison, les gens tout d’un coup se taisent, font vraiment semblant de rien, ne se soucient plus de ta santé. C’est dingue, mais si tu vas bien, quand tu es au mieux de ta forme, et joyeux, alors là ils n’ont aucune hésitation, ils te le disent tout net que tu as le visage très fatigué, très tiré, qu’on voit de loin que tu as des soucis de nature économique, certainement, ou alors familiale. Et alors, tu fais quoi ? Des gens qui meurent chez toi, l’amour de ta vie qui baise avec des inconnus sous les ponts, ton fils unique qui bredouille farci de barbituriques. Voilà ce qu’ils prévoient pour toi, pas des petits tracas, mais des dévastations biographiques, des états de mal-être définitifs. Tu te mets à te battre dans la rue, tu les démens, tu leur fais honte en opposant un rectificatif absolu, qui devrait inclure le fameux gros éclat de rire, ou alors un tremblement de tout le corps en raison d’un surplus d’énergie, d’adrénaline, un corps gai qu’il vaut la peine de lancer dans des mouvements désarticulés : car c’est comme ça quand on va bien, quand on est au mieux de sa forme, ou alors il suffirait de te mettre à sauter en silence sur place, de les regarder dans les yeux et puis de hululer, en secouant la tête comme un possédé. Ce serait la meilleure, et même la seule réponse à leur donner, mais à ce moment-là ils ne te demanderont plus si tu es fatigué, parce qu’ils seront irrémédiablement convaincus de ton effondrement psychique, et ils cesseront carrément de te dire bonjour, mais pas de te sourire, d’un sourire purement prudentiel, lancé depuis l’autre côté de la rue, lorsqu’ils changeront d’avance de trottoir, pour ne pas passer trop près de toi, ne pas se trouver dans une proximité physique avec toi. Un sourire depuis le trottoir d’en face, en général, ils ont tendance à te l’adresser encore, pour se préserver, évidemment, des risques d’agression voire d’étranglement. Ils doivent se dire en leur for intérieur, nullement sereins : « Attention ! Prudence ! C’est le type qui s’est mis à sauter sur ses deux pieds en ricanant et en hululant quand je lui ai dit qu’il avait l’air fatigué. » Mais nous pouvons imaginer un scénario complètement différent, nettement plus rose, hautement sociable, comportant la redécouverte d’une vertu civique et conviviale. Voilà les gens qui te sautent au cou, qui t’enlacent et te bécotent, comme si tu revenais de la guerre. « Mais aujourd’hui encore tu es vivant ! Magnifique. Et il y a même de l’air qui sort de ta bouche ! Splendide. » Et là, ils t’attrapent par le menton, ou bien te tirent à peine, sympathiquement, les cheveux sur la nuque, ce qui fait tout de même un peu mal, mais on ne saurait décevoir un tel enthousiasme. « Tu as l’air d’un jaguar ce matin. » Ou bien : « Avec des dents pareilles, tu pourrais arracher une brique du mur. » Après quoi ils te frappent au milieu des côtes, mais c’est juste un coup de poing retenu. D’aucuns préfèrent te sautiller sur le pied, mais jamais du talon, pour ne pas risquer de te causer une franche douleur. « Continue, vas-y », et ils te poussent dans un sourire, de leurs bras nerveux. À ce moment-là, sans même vraiment savoir pourquoi, tu te mets à courir. Tu préfères te bouger, et remuer rapidement les jambes. Eux te collent au train à quelques mètres, rayonnants. Parfois ils allongent un pied, ou lancent un petit caillou. Mais ensuite, plus rien, jusqu’à la prochaine rencontre tu peux marcher tranquille, rentrer chez toi en vitesse et avec discrétion.

*

La force des romans

Lorsque Anselme lisait des romans, en se plongeant véritablement dans les pages, il se rendait compte que sa vie prenait de l’élan. Il demeurait quelques heures immobile à peupler son esprit de milieux, de faits et de personnages mensongers, et pendant ce temps les objectifs lointains de son existence se rapprochaient, comme vus à travers un air limpide, comme grossis par une loupe. Il lisait avec entrain des histoires de gangsters tirant des coups de feu à des enterrements au moyen de fausses cornemuses cachant de puissantes mitraillettes. Il y avait aussi des histoires d’adolescents ivres se roulant par terre et faisant l’amour dans le style des plus grandes stars du porno. Dans chaque roman, tôt ou tard il y avait un mort, et parfois plus d’un, et on gagnait d’énormes fortunes rien qu’avec quatre ou cinq pages d’intrigue. Anselme avait l’impression que, en absorbant dans un murmure à peine halluciné cette tapisserie de mots, son corps se revigorait, comme après des années de musculation ou d’aquagym. Tout se déposait dans une petite zone de sa mémoire et, à partir de là, irradiait avec une grande énergie dans ses membres. Et, tel un héros aux superpouvoirs, plus il lisait, plus il renversait nonchalamment les obstacles. Il se sentait en mesure de se faufiler dans des situations nouvelles, d’aborder les gens dans la rue, d’envoyer des lettres au président de la République ou aux grands hommes d’affaires par-delà l’Océan, et réussissait à faire des choses qui, dans des conditions normales de consommation télévisée ou de lecture de gazettes, ne lui étaient pas permises. Il changeait de bar d’un jour à l’autre, bouleversant de vieilles habitudes. À la place du cappuccino, il commandait un chocolat, et le soir, remplaçait son Martini par une coupe de mousseux. Il allait retirer de vieilles lettres recommandées en présentant un reçu tout froissé ; il faisait le plein d’essence même en période de crise, fixant d’un regard froid le chiffre exorbitant qui s’affichait en euros au compteur de la pompe. Il se cuisait patiemment, avec des gestes solennels de prêtre, deux œufs au plat, les laissant frire dans le beurre à feu très doux.

Mais si, une fois un roman terminé, il ne parvenait pas à franchir le mur des trente premières pages du suivant, lorsque, en somme, il hésitait entre plusieurs romans sans pouvoir en achever aucun, voilà qu’il perdait rapidement ses forces, qu’il voyait tout en noir, apercevait des taches mystérieuses en des points à peine visibles de son corps. À la fin il cessait même de sortir de chez lui et, s’il avait un travail, fût-il intéressant et bien payé, il avait tendance à se faire licencier. Il se remettait à dîner de tranches de mortadelle directement sorties de l’emballage plastique qu’il se fourrait dans la bouche à pleines mains.

Italo Svevo – Biblioteca di Letteratura Inutile – 2022
Traduit de l’italien par Christophe Mileschi

Andrea INGLESE (1967), écrivain et traducteur, est originaire de Milan et vit aujourd’hui en région parisienne. En Italie, il a publié une douzaine de livres de poésie et de prose expérimentale, des essais et deux romans. Dernières publications : le roman La Vita adulta (Ponte Alle Grazie, 2021) et les proses brèves Stralunati (Italo Svevo, 2022). En français, il a publié les livres de poésie : Colonne d’aveugles (traduit par Pascal Leclercq, Le Clou Dans Le Fer, 2007), Lettres à la Réinsertion Culturelle du Chômeur (traduit par Stéphane Bouquet, Nous, 2013) et Mes adieux à Andromède (traduit par Eloisa Del Giudice, art&fiction, 2020). Ses poèmes et proses sont parus dans plusieurs revues françaises : Action poétique, If, L’Atelier du roman, Nioques, Attaques, Remue.net, Po&sie, La revue littéraire, etc. Il a traduit en italien plusieurs auteurs de langue française (Jean-Jacques Viton, Stéphane Bouquet, Caroline Dubois, Vincent Tholomé, Liliane Giraudon, Nathalie Quintane, Patrick Beurard-Valdoye, etc.). En anglais, est sorti en 2017 Letters to the Cultural Rehabilitation of the Unemployed (traduit par Sara Rossetti, Patrician Press).

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