Italo Calvino, scriptor in fabula

« Je plongeais dans ce monde sous-marin dépourvu de tout harpon de spécialiste, de lunettes doctrinaires, même pas muni de cette bouteille d’oxygène qui est l’enthousiasme».

Illustrazione di Italo Calvino

Italo Calvino en cette année 2023, au mois d’octobre, aurait fêté ses 100 ans. Un anniversaire qui nous permet d’explorer les facettes encore méconnues du plus français des écrivains italiens. En effet, si la présence de la composante imaginaire dans ses pages est certes frappante, la figure d’Italo Calvino collecteur de contes, est restée dans l’ombre. Pourtant, parmi tant d’autres choses, Italo Calvino a aussi été notre Charles Perrault.

Par : Francesca Vinciguerra

Je crois ceci : les contes sont vrais.

Italo Calvino

Il était une fois l’écrivain et il était le conte. Après deux années passées à explorer des châteaux enchantés, à endosser des manteaux de l’invisibilité ou à se laisser surprendre par des êtres fabuleux surgissant de nulle part, l’écrivain se demanda : « Reviendrai-je un jour sur Terre ? »

Nous sommes en 1953 et Italo Calvino tombe des nues face à la demande de la maison d’édition Einaudi : organiser un recueil de contes de toutes les régions italiennes. Einaudi, dans le sillon du travail des frères Grimm en Allemagne et de Charles Perrault en France, souhaitait lui confier la tâche d’explorer l’imaginaire très riche, mais encore oral, de la tradition du conte italien afin de sélectionner les histoires les plus belles et représentatives de chaque région. En ces années, après la chute du fascisme et la naissance de la République, l’Italie avait un grand besoin de se retrouver, de se reconnaître dans une culture propre, authentique, dépourvue enfin du nationalisme artificiel de création fasciste qui avait tordu la culture du pays pendant vingt ans.

La maison d’édition turinoise, de ce point de vue, parie gros sur le travail d’Italo Calvino, pour deux raisons. D’un côté, les écrivains avaient déjà plein d’autres histoires à raconter. Le conte et le monde imaginaire sont ce qu’il y a de plus éloigné de l’horizon des intellectuels d’après-guerre. La littérature est engagée, est réaliste, est historique. Il faut trouver les mots pour raconter la résistance partisane, voici la priorité. Ce sont les années de La Maison sur la colline et de La lune et les feux de Cesare Pavese, en 1952 Beppe Fenoglio avait publié Les vingt-trois jours de la ville d’Alba, Elio Vittorini avait déjà écrit Les Hommes et les autres. De l’autre côté, Italo Calvino lui-même avait plein de choses à dire et aucune pour l’instant ne relevait de l’imaginaire. En 1947, il avait publié Le Sentier des nids d’araignées e le recueil Le Corbeau vient le dernier, inspiré de son expérience de combattant contre le fascisme. Il militait encore pour le parti communiste italien (PCI), écrivait régulièrement pour le journal engagé L’Unità.

Pourtant, l’écrivain accepte le travail. Quand deux ans après, en 1955, il consigne son manuscrit, il éprouve une sensation étrange. L’océan du conte a réussi, peu à peu, à l’attirer dans les profondeurs de son abîme. L’écrivain a écouté le chant des sirènes. Il ne le regrettera jamais.

Une aventure inédite

Jusqu’à ce jour, en Italie, personne n’avait exploré la dense forêt du conte régional comme Italo Calvino s’apprêtait à le faire. Il existait des anthologies locales, surtout dans la région de Venise, en Toscane et en Sicile, mais il s’agissait surtout de travaux d’ordre philologique et linguistique, ou alors de recueils de passionnés du genre, trop pointus pour intéresser le grand public. Le même Italo Calvino ne faisait pas mystère de son scepticisme. Il écrit, dans l’introduction à ses Contes italiens : « Io m’immergevo in questo mondo sottomarino disarmato d’ogni fiocina specialistica, sprovvisto d’occhiali dottrinari, neanche munito di quella bombola d’ossigeno che è l’entusiasmo… »[1] Il lui suffit d’approcher le matériel qu’il commençait à collecter pour en être complètement aspiré : « Senza più tornare a riva, come il Cola Pesce della leggenda »[2]. Le répertoire qui s’ouvre devant les yeux d’Italo Calvino est richissime, beaucoup plus que ce que lui-même aurait imaginé. Pendant deux ans, il vit en apnée.

Le texte, imposant, qui résulte de ce travail, devient vite incontournable. Le titre complet de l’ouvrage publié en 1956 est : Fiabe italiane raccolte dalla tradizione popolare durante gli ultimi cento anni e trascritte in lingua dai vari dialetti, « Contes italiens recueillis de la tradition populaire des derniers cent ans et transcrites en langue italienne des différents dialectes ». Un titre académique, choisi avec soin, pour témoigner de l’engagement philologique et scientifique de l’auteur.

Italo Calvino, en étudiant les traditions et les contes oraux de chaque région, finit pour en sélectionner deux cents. Parmi toutes les variantes des histoires qu’il croise sur son chemin, il choisit les plus belles et originales, il s’occupe d’intervenir là où d’éventuelles lacunes ont condamné à l’oubli une partie de la narration, fait un travail de traduction tout en respectant la couleur linguistique de chaque région. Surtout, dans la pléthore d’histoires, variantes et personnages, il décide de sélectionner pour son recueil seulement les contes qui disent quelque chose de l’environnement qui les a conçus : « un paesaggio, un costume, una moralità, o pur solo un vaghissimo accento o sapore di quel paese »[3]. Ainsi, les Contes italiens deviennent le miroir de toutes les facettes régionales existantes en Italie.

Dans ces pages, on croise alors des jeunes filles se métamorphosant en colombes, en anguilles, en graines de grenades ; des rois amoureux, des jeunes paysans espiègles et courageux. On suit les aventures de Cola Pesce, mi-garçon mi-poisson sicilien et de Prezzemolina, fille née de l’envie de sa mère de manger le persil des fées pendant sa grossesse.

Du point de vue linguistique, Italo Calvino est également très précautionneux : il faut « tener tutto sul piano d’un italiano mai troppo personale e mai troppo sbiadito, che per quanto possibile affondi le radici nel dialetto, senza sbalzi nelle espressioni ‘colte’, e sia elastico abbastanza per accogliere e incorporare dal dialetto le immagini, i giri di frase più espressivi e inconsueti. »[4]

L’œuvre qui en résulte est riche et cohérente, sans présomptions ni banalités folkloriques. Le lecteur se retrouve nez à nez avec la plume d’Italo Calvino dont l’italien, si possible, devient encore plus fluide et rapide, s’appropriant l’auteur de tous les raccourcis linguistiques propres du genre littéraire du conte. Il en résulte, surtout, le premier vrai recueil de contes italiens.

Le conte italien

Le conte italien existe. C’est une constatation surprenante. Déjà à l’époque d’Italo Calvino et en partie encore aujourd’hui, les contes français et ceux du centre et du nord de l’Europe avaient imprégné l’imaginaire des Italiens. Les contes de la tradition transalpine, arrivées en Italie grâce aux traductions des travaux de Charles Perrault et des frères Grimm, ont contribué à couper les ponts entre les Italiens et la tradition orale et populaire qui vivotait encore dans les régions les plus reculées du pays. Déjà, quand Italo Calvino menait ses recherches, plusieurs éléments de la narration nordique et française avaient modifié les structures narratives des contes autochtones ou y avaient rajouté des éléments inconnus auparavant : par exemple, un personnage similaire au Barbe bleu de Perrault apparaît dans un conte piémontais et bolognais, Nez d’argent ; ou une Blanche-neige en sauce méridionale, où à la place des nains la jeune fille trouve refuge auprès de brigands, dans La Belle Venise. La naissance des livres de contes illustrés pour enfants avait également contribué à la perte d’importance de la narration orale et familiale. Pourtant, grâce au travail d’Italo Calvino, encore méconnu en Italie et surtout à l’étranger, nous découvrons un conte italien richissime et caractéristique, qui n’a rien à envier à l’imaginaire transalpin.

À travers les Contes italiens, Italo Calvino découvre en premier un monde insoupçonné. Un palais des glaces dans lequel il met les pieds avec réticence, mais dont il ne sortira plus. L’étude sur la tradition orale des contes italiens représente en effet un vrai apprentissage pour l’auteur italien, qui y puise à pleines mains les techniques narratives, l’imaginaire, la poétique, le langage essentiel et mordant.

Ainsi, l’écrivain connut le conte et vécut en paix pour le restant de ses jours.


[1] « Je plongeais dans ce monde sous-marin dépourvu de tout harpon de spécialiste, de lunettes doctrinaires, même pas muni de cette bouteille d’oxygène qui est l’enthousiasme… »

[2] « Sans plus regagner le rivage, comme le légendaire Cola Pesce. »

[3] « Un paysage, une coutume, une moralité, ou même juste un petit et très vague accent ou saveur de ce pays. » 

[4] « Il faut garder en équilibre un italien jamais trop personnel et jamais trop fade qui, dans la mesure du possible, doit plonger ses racines dans le dialecte ; un italien dépourvu d’expressions ‘élevées’ et qui soit en même temps assez élastique pour accueillir et pour intégrer les images, les tournures de phrases les plus expressives et caractéristiques des différents dialectes. »

Bibliographie :

CALVINO, Italo, Fiabe italiane raccolte dalla tradizione popolare durante gli ultimi cento anni e trascritte in lingua dai vari dialetti, Einaudi 1956.

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