Une autrefois: Velso Mucci
Par Alberto Alberti
« Une autrefois » est une rubrique conçue par Valentina Maini qui vise à faire connaître au public français des auteurs italiens classiques, dont l’œuvre est inédite (ou presque inédite) en France. Nous vous proposons un approfondissement sur un écrivain italien particulièrement significatif, dont la voix devrait se faire entendre, même hors d’Italie, une fois encore, une autre fois.
Commençons aujourd’hui avec l’auteur Velso Mucci.

Velso Mucci, illustration de Luigi Spazzapan
Velso Mucci naquit à Naples le 29 mai 1911. Fils de Ranieri, d’origine abruzzaise, il fut enseignant de musique dans l’Armée royale et à Domenica Boglione di Bra, la petite ville dans la province de Coni (Cuneo, en italien) à laquelle il a toujours été fortement attaché, malgré ses contradictions (« Je suis suffisamment Piémontais pour en être fier, mais pas suffisamment pour en avoir honte », s’attristait-il dans son Mercato delle pulci). Encore très jeune, il suivit son père dans ses pérégrinations en Italie, avant de s’installer à Turin, où il obtint son diplôme en philosophie esthétique. En 1931, son camarade de classe Eugenio Galvano, écrivain et journaliste de la Gazzetta del Popolo, l’introduisit dans la rédaction de Selvaggio de Maccari, qui en ce temps-là se trouvait à Turin. Il débuta en tant que critique musical et rencontra des artistes qui demeurèrent des amis tout au long de sa vie (Spazzapan, Menzio, Cremona, Rosso et beaucoup d’autres).
En 1934, il déménagea à Paris, où son cousin, Sandro Alberti, ouvrit une galerie d’art sur la rive gauche (en français dans le texte, Alex Alberti, Livres et Tableaux modernes). Là, il exposa des œuvres de grande valeur, comme dans l’exposition consacrée à De Pisis, en 1938, ou encore à Spazzapan, en 1939. La période passée à Paris fut une des plus importantes de sa formation, car elle lui donna l’opportunité unique de côtoyer les avant-gardes culturelles de l’époque.

Velso Mucci, illustration de Giorgio de Chirico
En 1940, dans une lettre à Carlo Mollino, il fait référence à un projet de texte sur le surréalisme, l’expérience qui l’avait séduit avec le dadaïsme. Il eut des amitiés exceptionnelles et il fréquenta, parmi d’autres, Paul Éluard, Tristan Tzara, Picasso, André Gide, Lionello Venturi et De Chirico (ce dernier, ainsi que Leonardo Sinisgalli furent témoins de son mariage au Campidoglio, en 1948).
Sa période la plus créative commença à Rome, dans l’après-guerre. Avec Sinisgalli, Nicola Ciarletta et Aldo Gaetano Ferrara, il fonda la revue bimestrielle Il Costume politico e letterario, où il recueillit les meilleures plumes d’Italie. Ensuite, il conçut avec sa femme-amie Dora les quatorze superbes pages du Concilium Lithographicum, où aux lithographies de De Chirico, Maccari, De Pisis, Fazzini et d’autres, se joignent les textes inédits d’Ungaretti, de Palazzeschi, de Cardarelli, de Sinisgalli… Dora lui avait été présentée par Mino Maccari, en 1939, à Rome, et elle l’aima toujours, jusqu’au dernier jour. La femme de Sinisgalli, Giorgia de Cousandier, rappellera la gestation du Concilium et du Costume, dans un souvenir ému de Mucci qui a paru dans la revue La Botte e il violino.
Dans les années cinquante, il fut membre du Comité directeur du Contemporaneo, la revue politico-littéraire d’inspiration marxiste dirigée par Antonello Trombadori (Mucci s’inscrivit au PCI – le Parti communiste italien – en 1946). En 1956, il commença à diriger La Voce di Cuneo. En 1957, il participa avec Ungaretti et Quasimodo à la rencontre entre les poètes italiens et soviétiques, qui eut lieu en Russie. Puis, en tant que représentant du PCI, il alla en Espagne pour prendre contact avec l’opposition antifranquiste ; il en naquit un numéro mémorable du Contemporaneo, consacré à la culture espagnole.
En 1962, ses poèmes furent enfin publiés par une grande maison d’édition, La Feltrinelli. Ils s’intitulaient L’Età della Terra, la préface fut écrite par Natalino Sapegno et ils obtinrent le prix Chianciano, ex æquo avec Andrea Zanzotto.
La dernière période de sa vie se déroula à Londres, où il s’était installé pour apprendre l’anglais. Il avait déclaré que son but était de pouvoir lire Ulysse de Joyce en version originale, et il tint des conférences et des entretiens à Oxford et à la BBC. Pourtant, son véritable et dernier rêve fut de travailler comme correspondant de l’Unità à Pékin. Il avait commencé à concevoir ce projet à Taškent, lorsqu’il avait participé à la Conférence des auteurs afro-asiatiques, en 1958, et il avait connu Nazim Hikmet, dont il fut le premier traducteur en italien, avec Joyce Lussu. À cette occasion, il avait fraternisé avec les compagnons chinois, suite à la grande déception par rapport à l’URSS, après les événements de l’année 1956 en Hongrie.
À Londres, il écrivit les deux cents pages de son superbe roman L’Uomo di Torino, pendant six mois, du 7 novembre 1963 jusqu’au mois d’avril de l’année suivante. En mai, il fut atteint d’un premier infarctus et fut tué par un deuxième, dans la nuit du 5 au 6 septembre 1964. Ses cendres reposent dans le mausolée du PCI, au cimetière de Verano de Rome, à côté de celles de Togliatti.
Les autres œuvres sortirent après sa mort : en 1967, Feltrinelli publia L’Uomo de Torino et l’année suivante sortit le recueil de tous ses poèmes, Carte in tavola, préfacé par Natalino Sapegno. En 1971, à Berlin, la traduction en allemand de son roman parut sous le titre Der Turiner, présentée par l’italianiste Christine Wolter. En 1977, c’était le tour de L’Azione letteraria, la principale anthologie de ses essais, présentée par Mario Lunetta. Aucune œuvre n’est plus sortie avant 2009, lorsque Tempo et maree parut : une plaquette (en français dans le texte) de poèmes choisis, présentée par Massimo Raffaeli.
Mucci était unanimement connu et apprécié par toute la critique militante italienne du XXe siècle, de la part de laquelle il ne reçut presque jamais d’attaques. En 2008, longtemps après sa mort, il obtint l’anti-prix littéraire Feronia. Il fut un des intellectuels les plus vifs et éclectiques du « siècle court », et le long silence qui a suivi sa mort ne lui a pas rendu justice. On a récemment commencé à réévaluer sa personne, en promouvant des conférences et la publication de ses œuvres : L’Uomo di Torino a été réédité en 2012, et les comptes-rendus du congrès qui a eu lieu à Bra – à l’occasion du centenaire de sa naissance – ont été recueillis dans un volume d’actes présenté par Alberto Alberti. Ce dernier a aussi présenté Mercato delle pulci, le recueil inédit des pensées, réflexions et aphorismes de Mucci, publié en 2015.
Voici quelques extraits de Mercato delle pulci (1940-1955) :
« Il faut des milliards d’impressions pour écrire un vers. »
« Le mot n’est pas un symbole, mais bien un objet. Un objet comme une substance, comme une réalité, et non pas comme un corps physique dépourvu d’âme, ni une combinaison d’effets phoniques, qui ne sont que ses vêtements, les vêtements du symbole, la syllabation, la linguistique ; il n’est pas le langage non plus. La voix, comme l’on dit, ne tient pas compte – elle ne doit pas tenir compte – de l’articulation phonique, mais elle doit plutôt dissiper les signes linguistiques en substances réelles. »
« Je ne me rappelle plus quel auteur français avait écrit que la littérature italienne, dans ses bonnes journées, est lyrique, tandis que le reste de l’année, elle est rhétorique. La rhétorique – qui se sert du poids de la langue – est, elle aussi, un signe de l’aspiration au réel, mais elle est ici moins concrète, moins aperçue. »
« Les Italiens ont tellement, dans leur sang, le sentiment de la réalité, que même quand ils se mirent au naturalisme dans l’art (qui, ailleurs, était confondu avec le réalisme), ils l’appelèrent verismo (vérisme). Dans le fond de leur cœur, il demeure la suspicion que le vrai ne soit pas réel, mais plutôt une copie mal réussie, un faux. En Italie, on dit dal vero ; les Français disent d’après nature. Cette différence très simple de définition souligne des vices et des vertus différents, mais surtout une structure mentale différente. »
De la musique avant toute chose
« Pour moi il sonne et rectifie, la note de René Crevel : “Et là-dessus un souvenir de Verlaine et de ses poètes violons… Verlaine et ses musiques falotes que je rougis maintenant d’avoir un peu aimées” (en français dans le texte). Sur la page, le discours doit résonner harmonieusement, mais dans le sens du “son”, dans toute sa gamme de valeurs lyriques et logiques. Il s’agit d’un contrepoint de syllabes, d’une musique de sens, de significations. Chaque mot résonne harmonieusement et entraîne des résonances sémantiques dans la page entière. »
« La pluie et le mauvais temps conviennent bien à l’homme. Sous le soleil et sous un haut ciel, une belle plante est plus à son aise que l’homme, et elle vaut plus. Sous la pluie, lorsqu’elle n’est pas violente, l’intimité de l’homme l’emporte. Montaigne remarquait que le ciel de Paris, si gris, d’un gris couleur de plomb, mais clair et haut et ample, dispose aux activités intellectuelles et spéculatives, dans cet air en effervescence. Quant à moi, je remarque que le ciel de Rome dégrade l’homme, ou plutôt l’esprit de l’homme, et met en avant les corps, les plantes. »
Notes sur Beethoven
À Romain Rolland
« Les bois, les plantes, les pierres rendent l’écho dont on a besoin. Beethoven n’imitait pas les voix de la nature : il les créait. Ce malheureux, qui se rapprochait de la vie champêtre pour y boire la paix et la joie, il n’entendait pas la flûte dans le lointain ni le pasteur chanter ; le rossignol, le coucou, la caille qui jettent leurs gazouillements à la fin du deuxième temps de la Pastorale, ce sont autre chose qu’une simple tentative de musique imitative : ce sont l’intimité même de Beethoven, qui n’avait d’autres moyens pour écouter les oiseaux que de les laisser chanter en lui-même. »
« Un personnage peut tromper même le romancier. On sait bien que Dostoïevski, comme il avait hâte de terminer son roman, se trouva face à un protagoniste différent par rapport à celui qu’il avait imaginé de représenter. Cet épisode s’avère intéressant, parce qu’il découvre une vie intime chez les personnages fictifs. Ce protagoniste – différent de celui que le romancier voulait – a bien une consistance, une vitalité à lui ; il ne s’agit pas d’une marionnette qui accomplit quelques gestes squelettiques. Il s’est nourri des éléments qui se trouvaient dans la tête de l’écrivain, et il a grandi sans que celui-ci, dans sa grande hâte d’écrire, ait pu guider sa formation – d’après l’idée de protagoniste qu’il avait conçue lui-même. Les mots, les gestes, les scènes furent presque suggérés à l’auteur par le développement autonome de l’ébauche primitive du protagoniste. Ce germe ne s’est pas soustrait à sa fonction – en se réduisant à une construction machinale et à quelques mouvements pédants –, au contraire, il se développa de sa propre volonté et créa gratuitement un personnage qui s’insinua dans l’écriture du roman. »
« Les origines de l’écriture se brouillent dans la préhistoire du dessin. Il est connu que les écritures primitives ne sont que l’écart de l’art de représenter les choses. Les légendes qui concernent la naissance des alphabets représentent le mystère de l’époque où cet écart – de plus en plus lié au langage oral – a pris son essor, au point d’oublier sa nature de déviation du dessin. En Chine, trente-deux siècles avant l’ère chrétienne, le seul moyen pour conserver les souvenirs des événements passés était de faire quelques nœuds sur une corde. Pendant le règne de Fo-hi, on commença à inventer des sortes de signes qui représentaient grossièrement des objets : ceux-ci furent les premiers éléments de l’écriture idéographique chinoise. Pourtant, Fo-hi anticipa un des mystères les plus obscurs de l’écriture, en composant un livre symbolique à l’aide de huit trigrammes ; ceux-ci – tirés, peut-être, des éléments du monde végétal – étaient combinés de manière à représenter non pas les choses, mais plutôt les idées, en devançant la superbe abstraction de la graphie algébrique. De l’autre côté, l’art figuratif s’est développé jusqu’au point de produire toute la réalité visuelle de l’homme. Pourtant, le rapport entre le dessin et l’écriture demeura toujours vif, même si oublieux de l’ancien lien. Aujourd’hui, nous avons pris la décision d’inclure, dans une seule table, ces deux branches – si divergentes – de la fantaisie humaine, et de les joindre par un sentiment poétique commun, que la parole extrait de la boue de la vie et que le dessin replace au sein des choses chaotiques dont il est inspiré, en les traduisant en signes ; ces derniers, au fond, n’ont rien de concret si ce n’est leur pure visibilité. »
La liste complète est disponible dans le site http://velsomucci.altervista.org/.
Traduction de Marta Somazzi
Alberto Alberti
Alberto Alberti s’interesse aux recherches historiques et à la réévaluation de personnages négligés du vingtième siècle, tel que Velso Mucci (1911-1964), écrivain, poète et critique. Il organise des conférences et il promeut la publication d’œuvres inédites et rares. En 2012, il a édité le livre Conoscete quest’uomo, les actes du congrès pour la célébration du centenaire dès la naissance de Mucci. En cette occasion, il a obtenu le prix Cesare Pavese. Dans la même année, il a promu la réédition de son roman, L’uomo di Torino. En 2015, Mercato delle pulci – Scritti inediti e rari 1930-1963 est sorti: il s’agit de l’édition intégrale du “journal intellectuel” de Mucci, contenant les aphorismes et les pensées de l’auteur et qui a été éditée par Alberto Alberti et préfacée par Massimo Raffaeli.
Alberto Alberti collabore avec la revue romaine Fermenti et avec plusieurs magazines littéraires, tel que L’immaginazione de Manni Ed.
Il est né à Turin, en 1953, et il est licencié en Médecine et Chirurgie.
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