« Bas la place y’a personne », de Dolores Prato, et ses traducteurs

Rencontre avec Jean-Paul Manganaro et Laurent Lombard, traducteurs du roman « Bas la place y’a personne » de Dolores Prato.

Par Laura Paoletti

« J’ai été illuminé, comme saint Paul sur le chemin de Damas, devant cette œuvre capitale. »

Ainsi a débuté la présentation du livre Bas la place y’a personne, avec ces mots de Jean-Paul Manganaro, l’un des traducteurs de littérature italienne les plus connus en France, professeur émérite de littérature italienne contemporaine à l’Université de Lille.

La présentation de cette première publication en français par les éditions Verdier se passe à la Libreria, à Paris.

À ses côtés, Laurent Lombard, traducteur par ailleurs de Moresco et professeur de littérature italienne à l’Université d’Avignon, membre associé au Centre de recherches italiennes à l’Université Paris Ouest-La Défense.

Puis Manganaro continue : « ce n’est pas un roman classique, à proprement parler, c’est une immense narration, comme Dolores Prato la définit elle-même, qui se développe et se déploie, qui caracole. C’est un récit où il n’y aucune construction. C’est un long fleuve, une rivière magnifique qui n’arrête pas de couler. »

Bas la place y’a personne, que la maison d’édition Verdier a fait le pari de publier lors de la rentrée 2018, est une œuvre dans laquelle Dolores Prato raconte son enfance.

Mais pas seulement. Et la rencontre, organisée à la Libreria avec les deux traducteurs français de l’œuvre, en est le témoignage.

Une présentation grâce à laquelle j’ai pu ressentir tout l’amour qu’un travail de traduction porte en lui : comprendre l’œuvre, être en empathie avec elle et peut-être, avant tout, l’accepter telle quelle, pour pouvoir la retransmettre dans sa complexité.

C’est ainsi que Jean-Paul Manganaro et Laurent Lombard nous racontent leurs sentiments respectifs vis-à-vis de cette œuvre, qui a été tout d’abord une vraie expérience humaine.

Car Dolores Prato ne raconte son passé ni par des souvenirs ni par la transformation intellectuelle qu’un adulte opère normalement par rapport à son vécu d’enfant.

Non, Dolores Prato arrive à faire vivre à nouveau un présent lointain, en action, jamais refondu par la réflexion du futur. Intact.

« Un présent constant – dit Lombard – où tout redevient une occasion de s’émerveiller, avec des yeux d’enfant, face à ce qui se passe. Avec une recherche du non-aboutissement de la connaissance par ce regard enfantin qui (re)découvre le monde. »

Lire ce roman, c’est donc principalement faire l’expérience de tout cela.

Car l’histoire, triste, est assez simple : la mère de Dolores Prato, à sa naissance, ne la reconnaît pas. Elle le fera plus tard. Son père par contre ne la reconnaîtra jamais. Prato va donc être adoptée, dans sa plus tendre enfance, par son oncle, un prêtre, et par la sœur de celui-ci, une femme célibataire.

Ces deux personnages vont faire office de parents avec leurs défauts et leur tendresse : la tante ne lui montre jamais son affection, l’oncle passe son temps à construire des choses…

Le récit raconte cette partie de la vie de l’écrivaine, sept ans de sa vie plus précisément, de ses trois à ses dix ans.

« Mais attention, – insiste Manganaro – ce n’est pas un roman autobiographique, et Dolores Prato ne s’autopsychanalyse pas non plus : elle arrive en revanche à mettre au même niveau la vieillesse, – c’est-à-dire le moment où elle écrit ce livre – et un autre soi » ; une sorte de réincarnation d’elle-même en petite fille, la petite fille qu’elle était. Sans ajout ou ajustement des impressions qu’elle a pu avoir.

Elle crée ainsi un gouffre, un abîme, une « dépression » au sens géographique du terme, comme le définit Lombard.

Mais cet espace, ce gouffre, n’est pas comblé par la mélancolie ni par la tragédie, même si tout commence effectivement par une tragédie, par un abandon.

Pendant que les traducteurs nous racontent ce livre, l’histoire de sa traduction apparaît en filigrane : Manganaro a donc lu ce récit à sa première parution complète, il y a vingt ans, et en est resté charmé.

Lombard, quand Manganaro lui propose le projet, a eu des doutes quant à l’idée de traduire 900 pages, doutes qui se dissipèrent à la lecture : « Ce livre a été pour moi comme un printemps, où chaque mot était un bourgeon qui venait fleurir dans le texte ; chaque mot délivre en effet sa force par la suite, au fur et mesure de la lecture, nous montrant ainsi ses secrets, ses parfums, ses couleurs… car certaines phrases, certains mots se répètent dans un mouvement cyclique. À d’autres moments, par contre, ces mots sont juste utilisés pour leur son ; à l’inverse de l’adulte qui utilise les mots de façon arithmétique, l’enfant, lui, n’est pas dans ce rapport. »

« Et ce bourgeonnement de la langue va contre son embourgeoisement ! », en conclut Lombard.

À une langue codée, stricte, normée et codifiée Dolores Prato oppose donc une langue populaire par moments, mais aussi inventée.

Le titre en est un exemple. Tout cela a mené à de grandes discussions à propos de la première éditrice de ce livre : Natalia Ginzburg elle-même, qui publia ce livre dans les années 80, mais dans une version réduite, coupée et surtout « corrigée ». Pour Natalia Ginzburg, il y avait dans le roman des erreurs de syntaxe. Mais Bas la place y’a personne (Giù la piazza non c’è nessuno) reprend en réalité un passage d’une comptine populaire de la région.

Les interventions de Natalia Ginzburg étaient peut-être liées au style de l’époque, quand on cherchait encore avec force à uniformiser la langue et à gommer les dialectes, nous explique Lombard.

Dolores Prato était quant à elle dans une exigence opposée : créer des étymologies, donner des identités nouvelles aux mots, en jouant sur leur sens, y compris avec les prénoms des personnages ; Dolores Prato se situait dans le domaine de l’expérimentation.

Pour les deux traducteurs, il a ainsi été évident qu’il fallait absolument conserver ces « erreurs », car corriger l’erreur aurait voulu dire faire passer l’adulte avant l’enfant.

Et ceci, dans un roman où le regard enfantin est l’axe autour duquel tout tourne, n’était évidemment pas possible.

Pour nous permettre de savourer jusqu’au bout, en français aussi, tous ces merveilleux petits détails.

BIBLIOGRAPHIE PARTIELLE

Éditions italiennes

Édition française

  • PRATO, Dolores, Bas la place y’a personne, traduction de l’italien et postface par Laurent Lombard et Jean-Paul Manganaro, éditions Verdier, 2018, 896 pages.

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