Conversation avec Maurizio De Giovanni, lauréat du prix Violeta Negra 2019
La tension qui précédait l’annonce du lauréat du prix Violeta Negra Occitanie s’est volatilisée et l’écrivain Maurizio De Giovanni, le gagnant de cette édition, sirote doucement une bière à la buvette du festival Toulouse Polars du Sud, tandis qu’une fanfare anime l’apéritif d’inauguration à l’étage. Les yeux doux et malins, enclins à l’ennui facile, expliquent l’attention aux sentiments et la présence d’un nouveau rebondissement à chaque page de ses romans. Je m’approche pour le féliciter et je lui demande si je peux l’interviewer. En toute réponse, il m’offre une bière et m’indique la chaise…
Maurizio De Giovanni, je voudrais commencer avec cette question : d’où vient l’idée de la malédiction du commissaire Ricciardi, sa capacité de voir, en une figure évanescente, les dernières pensées des morts de mort violente ?
C’est une très longue histoire, mais je vais essayer de la résumer : jusqu’à l’âge de 48 ans, je n’avais jamais écrit un seul mot. J’ai toujours été, il est vrai, un lecteur acharné et mes collègues de l’époque, pour rigoler, m’inscrivirent à un concours littéraire organisé par le Grand Café Gambrinus, à Naples. Je voulus jouer le jeu, et j’y alla. Je pris place à côté d’une vitrine qui donnait sur la place et je vis une enfant qui se promenait seule. Elle était intriguée par le nombre de personnes dans le café qui écrivaient et me vit, le seul avec le stylo posé sur la table. Je n’avais pas l’intention d’écrire un seul mot! Soudain, elle me fit une grimace. Je regardai au-dessus de mon épaule, car je ne voulais pas que quelqu’un pense que je fusse en train de l’importuner. Mais personne n’avait rien vu. J’écrivis alors cette nouvelle, imaginant un homme assis à ma place qui avait la capacité de voir des choses qui échappaient aux autres. Dans mon imaginaire, l’enfant était mort.
Contre toute attente, la nouvelle gagnât le concours et fût publié. Une agente littéraire le lut et m’appela pour me demander si j’avais un roman entre mes mains. Je n’eus pas le courage de lui dire non. Je pris donc tous les congés dont je disposais et je passai quinze jours à écrire le roman qui après est devenu le premier de la série : L’Hiver du commissaire Ricciardi. (Rivages éditions)
Quinze jours ? Pourtant, de la construction de l’intrigue, je ne l’aurais jamais dit. Comment pensez-vous à la structure de vos polars ?
C’est vrai, on ne le dirait pas. Et pourtant, je crois qu’à travers moi, Ricciardi lui-même essaie de se raconter. Dans cette série il y a toujours été quelque chose d’indépendant de l’auteur, du début jusqu’au dernier roman de la série, pas encore traduit en français (Il pianto dell’alba. Ultima ombra per il commissario Ricciardi, Einaudi).
En ce qui concerne la structure, j’aime comparer la construction d’un roman à celle d’un canapé : il y a une structure en bois qui représente l’intrigue. Elle ne doit pas être envahissante ou gênante ; puis, nous avons les coussins, qui à mes yeux sont les personnages : ils doivent être assez doux pour accueillir le lecteur, mais pas trop, autrement il va ressentir la structure sous-jacente. Les personnages sont ceux qui enveloppent le lecteur, qui l’accompagnent dans le roman. Et, pour terminer, la tapisserie : la prose et le décor. Ils ne doivent pas être trop criards, mais pas anonymes non plus. L’écrivain doit avoir envie de les faire siens.
À propos de décor, pourquoi pour la série de Ricciardi avez-vous choisi les années ’30 ?
Ce sont des années que l’on ne connaît pas bien, parce que nous avons aujourd’hui la conscience de ce qui va se passer après. Au contraire, il s’agit d’une période historique d’après-crise, caractérisée par une euphorie et par une grande soif de vie, due à la fin d’une tragédie collective.
La deuxième raison pour laquelle j’ai choisi les années ’30 est que je ne supporte pas le côté scientifique des enquêtes d’aujourd’hui : ce qui m’intéresse, ce sont les sentiments qui se cachent derrière le crime. Puis, avec le temps, j’ai découvert qu’aujourd’hui, malgré la science, les conclusions des enquêtes ne sont pas toujours logiques. J’ai donc donné vie à la série du commissaire Lo Jacono (La méthode du crocodile, 10/18), dont le décor est actuel. Même si les moyens changent, malheureusement, les sentiments restent toujours les mêmes.
Les sentiments que vous explorez dans vos romans peuvent finalement se résumer à deux mots: faim et amour.
Oui, j’en suis convaincu. Ils peuvent être déclinés de façons différentes, la faim en pauvreté ou pouvoir, l’amour en obsession, envie, jalousie. Mais ce sont les deux sentiments qui pourraient pousser n’importe qui à vouloir changer de statu quo. Parce qu’au fond une histoire est faite de cela : d’un passage d’un statu quo ante à un statu quo. On voudrait tous éliminer ceux qui s’interposent entre nous et l’objet de nos désirs. Certains d’entre nous vont jusqu’au bout, mais la plus grande partie s’arrête avant. Le crime a toujours existé dans l’homme, il suffit de regarder ce qui se passe à la page deux du livre de la Genèse : ils étaient quatre sur Terre et l’un d’entre eux en avait déjà tué un autre. Mais nous devons nous rappeler que, si le crime en lui-même est terrible, la narration du crime et sa lecture sont fascinantes.
Un des personnages que je préfère de cette série de romans est Bambinella. Voulez-vous m’en dire un peu plus ?
Ah, oui. Bambinella. Le « femminiello » en napolitain, le prostitué transsexuel. Il s’agit d’une figure précieuse à Naples, connue et documentée déjà dans le XVIIe siècle. Le peuple napolitain aimait et protégeait ces personnes, puisqu’il pensait que, étant douées de deux natures, une masculine et une autre féminine, Dieu les aimait plus. Les gens du quartier s’occupaient d’eux, les entretenaient.
Une autre raison réside dans le fait que les « femminielli » avaient la capacité de bien conseiller les hommes sur les femmes et vice-versa. Ils connaissaient tout de tout le monde et cela en faisait des indics parfaits. Quand j’ai eu besoin d’en créer un, j’ai tout de suite pensé à cette figure et j’ai donné vie à Bambinella.
La série de Ricciardi, qui se compose de douze romans, suit des thématiques spécifiques: les saisons, les fêtes, les quartiers… Comment les avez-vous choisis ?
Naples, d’un point de vue de la narration, offre énormément d’occasions. Tous les trois ou quatre mois, le cadre change complètement. La nourriture change, changent la musique et l’atmosphère. Pour moi, décrire ces cycles annuels de ma ville est la partie la plus amusante du travail. En ce qui concerne les quartiers, chaque roman a comme décor un quartier différent. Dans le cas de Les Pâques du commissaire Ricciardi il s’agit du quartier du Vomero.
Parmi les lieux que Ricciardi fréquente dans sa quotidienneté, il a bien sûr le Grand Café Gambrinus, là où vous avez commencé à écrire. Vous y retournez pour travailler ou vous préférez rester à la maison ?
J’écris toujours à la maison, mais je vais souvent au Gambrinus. Ils ont même mis en place une table réservée au commissaire Ricciardi. Je vous raconte une petite anecdote : une fois, j’étais au Gambrinus, et une famille de touristes de l’Équateur rentrât dans le café. Ils avaient lu mes romans et voulaient voir la table du commissaire. Le propriétaire du café les a donc informés de ma présence, mais ils n’ont pas voulu y croire : l’intrigue du roman prend vie dans les années ’30 et ils étaient convaincus que l’auteur fût un contemporain du commissaire ! J’ai passé un bon bout de temps en essayant de les convaincre que j’étais encore en vie…
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