Les quatre filles Wieselberger, de Fausta Cialente

Ce roman combine l’atmosphère dorée d’un monde bourgeois en apparence inébranlable et celle d’un siècle menacé par deux guerres mondiales, la dépression économique et la redéfinition des frontières.

Par Valentina Di Cesare

La famille bourgeoise des Wieselberger vit dans la Trieste de la fin du XIXe siècle, ville alors encore habsbourgeoise et réputée pour ses ambiances culturelles divertissantes et attrayantes. Gustavo, le père, est musicien et compositeur, et ses quatre filles Alice, Alba, Adele et Elsa sont élevées au contact de l’art, dans une dimension presque idyllique, avec une mère qui se consacre entièrement à leur éducation et une couturière personnelle qui coud et confectionne pour elles des robes et des trousseaux.
L’été, la famille se rend en Istrie dans la maison de campagne familiale, où les filles se reposent et profitent de la paix de la nature ; entre un concert, un séjour ou un bal, les quatre jeunes entrent dans le monde adulte, chacune avec sa propre personnalité et sa propre destinée : Alice, conciliante et bientôt fiancée ; Alba, distante, au caractère difficile ; Adele, magnifique mais frappée d’une mort précoce à seulement vingt-sept ans et Elsa, la cadette, espoir de la musique et du chant lyrique.
C’est sur la destinée d’Elsa que le récit s’attarde plus longuement, de telle sorte que les événements familiaux sont filtrés à travers son regard. Elsa est la plus jeune des sœurs, son talent musical est manifeste depuis l’enfance. Son père met alors tout en œuvre pour l’envoyer étudier à Bologne et faire d’elle une étoile du chant. Lors de ses débuts en tant que chanteuse, Elsa rencontre un officier de carrière et, pour l’épouser, elle abandonne cette passion qu’elle aime tant. La vie conjugale avec le militaire Alfredo Cialente sera loin d’être rose et les deux enfants nés de leur union, Renato et, justement, Fausta, s’habitueront dès leur plus jeune âge aux conflits incessants et aux énormes différences de points de vue de leurs parents.
En quelques pages, on passe d’une atmosphère dorée, qui ouvre le roman et flotte sur ce monde bourgeois en apparence inébranlable, au récit d’un siècle loin d’être paisible, menacé par deux guerres mondiales, une dépression économique de grande envergure et une redéfinition des frontières géographiques, avec des conséquences notables sur les équilibres sociaux et politiques de nombreux territoires.


Avec Les quatre filles Wieselberger, Fausta Cialente écrivit peut-être bien le roman de sa vie, non pas pour le prix Strega, qui lui fut décerné en 1976, mais bien parce que, tout au long du récit, les thèmes si chers à l’auteure et déjà présents dans ses romans précédents apparaissent l’un après l’autre, trouvant alors ici une maturité et une force d’une incontestable efficacité.

Un livre important, d’envergure européenne, qui apparaît comme une fascinante reconstitution autobiographique des vicissitudes d’une famille, mais également comme une analyse minutieuse des événements historiques du XXe siècle, examinés avec clarté et lucidité et mis en confrontation avec les conséquences concrètes qu’ils ont eues sur l’existence des personnes.
Cialente fait la lumière en particulier sur les contradictions qui règnent à l’intérieur du monde bourgeois, presque toujours aveugle face à ses propres responsabilités civiles et morales, coupable de n’observer les événements qu’à travers le filtre de sa propre position privilégiée.
Un roman solide, choral, complexe et pourtant parfaitement encastré, une histoire longue de presque cent ans construite sur plusieurs voix et sur plusieurs niveaux, à leur tour divisés en diverses époques précises, une histoire de désagrégations familiales, d’effondrement des certitudes, de dispersions, de voyages, de petits bonheurs, de grandes illusions, de disgrâces personnelles étroitement liées à des événements publics, et de malheurs publics ayant une incidence sur le privé.
Les quatre filles Wieselberger est un roman de famille qui, à travers des histoires personnelles, propose une réflexion sur les échecs de l’histoire, sur les ruines qui se consument sous des logiques de guerre, de suprématie ou de présumée supériorité d’un peuple, d’une faction, d’une classe sociale. On retrouve également dans ce roman, le dernier publié par l’auteure, le thème prépondérant de l’« étranger », du différent, associé à la difficulté que l’humain a toujours eue à entrer en contact avec tout ce qui n’est pas conforme à une idée préétablie du juste, de l’acceptable, du semblable. La plume intrépide et rigoureuse de Fausta Cialente est à même de nous rappeler à quel point, au cours de l’histoire, les affaires publiques et les affaires privées se croisent et se heurtent, donnant lieu à un infini tourbillon de contradictions, de superpositions et de dégradations aux issues diverses et multiformes.
Avec une écriture scrupuleuse et toutefois gracieuse, une précision descriptive et une connaissance savante de la matière historique, dans ce roman, Fausta Cialente devient en outre un témoin attentif de la condition féminine, observant le rôle que les femmes ont eu à jouer dans la sphère publique et dans la sphère privée au cours de presque un siècle, et analysant les comportements et les préceptes culturels qui ont longtemps conditionné leur statut de personnes soumises et asservies à des conventions culturelles ataviques, qui malheureusement subsistent encore en partie aujourd’hui.

Traduit de l’italien par Laura Zorloni

Bibliographie en italien :

CIALENTE, Fausta, Le quattro ragazze Wieselberger, La tartaruga, 2018, (première édition Arnoldo Mondadori Editore, 1976), 270 pages.

Bibliographie en français :

CIALENTE, Fausta, Les quatre filles Wieselberger, traduit de l’italien par Soula Aghion, Rivages, 1986, 268 pages.

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