Fausta Cialente, une des premières intellectuelles à soutenir la cause des femmes

Fausta Cialente est une des premières intellectuelles à soutenir la cause des femmes, et notamment en ce qui concerne le libre choix, mais pas seulement sur le plan sexuel.

Par Valentina Di Cesare

Traduit de l’italien par Laura Zorloni

Fausta Cialente-La Bibliothèque italienne

Illustration de Chiara Mantello

 

Le 29 novembre 1898 naît à Cagliari Fausta Cialente, second enfant de l’officier Alfredo Cialente, originaire de L’Aquila, et de la chanteuse lyrique triestine Elsa Wieselberger. La naissance de l’écrivaine en terre sarde est fortuite : son père, militaire de carrière, est fréquemment transféré pour des raisons professionnelles, et sa famille le suit dans chacun de ses déplacements. Depuis qu’elle est enfant, Fausta semble avoir un destin errant. Elle grandit « apatride », vivant entre Teramo, Gênes, Jesi, Senigallia, Florence, Ancône, Milan et d’autres villes italiennes, et ne parviendra à établir un sentiment d’appartenance avec aucun de ces lieux, à l’exception de Trieste. En effet, dans la ville de sa mère, l’écrivaine passe ses vacances d’été avec son inséparable frère Renato, et elle se souvient de ces moments comme étant les plus insouciants de sa vie.

Très jeune, Fausta vit douloureusement la relation tourmentée entre ses parents, si différents et toujours en désaccord, mais surtout, elle remarquera dans les remords de sa mère, qui regrette d’avoir abandonné sa passion pour la musique afin de suivre son mari, le poids des compromis sociaux auxquels les femmes sont contraintes pour être acceptées. Témoin d’une pareille expérience et consciente que le mariage représente l’unique moyen pour une femme de quitter le domicile parental et de vivre sa propre vie, Fausta épouse à Fiume le compositeur et agent de change Enrico Terni. En 1921, ils partent vivre dans la ville multiculturelle d’Alexandrie en Égypte, et de leur union naît Lionella. Ici Fausta entre en contact avec un milieu culturel hétérogène et raffiné, particulièrement dominé par les influences littéraires françaises et anglaises. À cette époque, l’Égypte est peuplée de nombreux Européens et Italiens, essentiellement des familles aisées qui souvent encourageaient leurs propres enfants à s’unir en mariages mixtes avec des citoyens appartenant à d’autres cultures et d’autres religions pour donner vie, justement, à une communauté mixte. À cette époque, la situation de la bourgeoisie occidentale en Afrique du Nord n’est pas menacée, mais quelques années plus tard, avec l’avènement des fascismes et des lois raciales, la situation en Égypte subira elle aussi de profonds changements.

En fréquentant la société levantine, Fausta Cialente s’en fait l’observatrice ; elle analyse et élabore les contradictions de la bourgeoisie coloniale européenne, constatant les causes et les effets des vices d’une classe sociale intouchable, qui a transformé petit à petit ce fragment d’Égypte en sa propre Amérique. Après quelques années en Égypte, en effet, Cialente dénonce le sentiment de supériorité des Levantins à l’égard de la population indigène, souvent traitée avec mépris. La réflexion sur ces questions caractérisera une grande partie de sa production littéraire.

Elle fait ses débuts en 1927 : Nathalie est le titre de son premier roman, qui ne sera publié qu’entre 1929 et 1930, après avoir subi de profonds changements dans la trame à cause de la censure fasciste, qui voit d’un mauvais œil les choix sentimentaux de la protagoniste, amoureuse d’une personne du même sexe – un concept également contraire aux préceptes de son époque ; l’Italie petite-bourgeoise n’est pas encore prête à accueillir un roman qui raconte l’homosexualité, d’autant plus s’il est écrit par une femme. Cialente est une des premières intellectuelles à soutenir la cause des femmes, et notamment en ce qui concerne le libre choix, mais pas seulement, sur le plan sexuel. Le roman ne sera réédité dans sa version originale qu’en 1982.

L’engagement littéraire de Cialente se poursuit avec la longue nouvelle Marianna. Six ans après sa deuxième œuvre littéraire, elle écrit Le Figuier de Cléopâtre (Cortile a Cleopatra), le premier de ses romans dits « d’inspiration levantine ». Situé dans la banlieue de Cléopâtre, à Alexandrie, le roman a pour protagoniste un homme, Marco, entouré cependant de nombreuses femmes, toutes éprises de lui. Fils du peintre en bâtiment italien Alessandro et de la Grecque Crissanti, Marco rentre en Égypte après la mort de son père, avec qui il a vécu durant vingt ans, et s’installe chez sa mère, une femme détachée et qui ne lui témoigne pas beaucoup d’affection ; là, il tombe amoureux de Dinah, une fille jeune et séduisante de famille aisée et d’origine arménienne, mais il ne jouit malheureusement pas d’une bonne situation économique et passe son temps à lire sans jamais envisager de chercher un travail. Le jeune homme est à son tour courtisé par d’autres femmes, et ces intrigues amoureuses déclencheront l’étincelle qui mènera ensuite au tragique épilogue de l’histoire.

Au fil des années, avec sa maturité littéraire, Cialente restera attentive et observera toujours les conventions des relations amoureuses, qui subsistent surtout pour respecter les normes sociales en vigueur. L’intention littéraire de Cialente n’est pas seulement une intention créatrice : son écriture est la loupe sociale des déformations d’un monde injuste et inégal.

Dès 1936, avec la publication de Le Figuier de Cléopâtre (Cortile a Cleopatra), Fausta Cialente abandonne la littérature (sans pour autant arrêter d’écrire), choisissant de se consacrer pleinement à l’engagement civil : alors que la Seconde Guerre mondiale est imminente et que la tranquillité de la société levantine touche à sa fin, Cialente se fait instigatrice de l’antifascisme, devenant rédactrice du Giornale d’Oriente, présentant un programme sur Radio Cairo, en réponse à la radio officielle du parti fasciste italien, et s’occupant de la revue Fronte Unito, devenue par la suite Il mattino della domenica, un hebdomadaire pour les prisonniers de guerre italiens en Égypte et en Tripolitaine.

 

Bien qu’elle vive en Afrique, Cialente ne cesse jamais d’observer les affaires politiques italiennes et européennes, surtout parce que le second conflit mondial, contrairement au premier, implique également des territoires hors de l’Europe et de ses colonies. Les événements historiques de la Seconde Guerre mondiale seront au centre de ses futurs romans, dans lesquels Cialente racontera l’expérience de la guerre, notamment du point de vue des gens ordinaires.

En 1947, l’écrivaine retourne en Italie suite à son divorce et reprend diligemment ses activités culturelles. Elle s’installe en Lombardie, mais elle ne cesse de voyager, réaffirmant ainsi son destin mobile et itinérant ; Cialente se consacre au journalisme, s’occupant principalement de la situation des femmes en Italie, signalant courageusement de nombreux cas de disparités dans le milieu du travail et rappelant également le rôle central des femmes dans la lutte pour libérer l’Italie du nazisme et du fascisme ; elle est l’auteure de reportages d’une grande importance sociale, accordant une attention particulière à la gent féminine : des repiqueuses de riz aux artisanes de la côte des Marches, reléguées au tissage de filets de pêche avec des salaires misérables, en passant par les paysannes toscanes obligées de travailler même enceintes de neuf mois. Elle traduit de l’anglais Les Quatre Filles du Docteur March et Le Docteur March marie ses filles de Louisa May Alcott, Le Tour d’écrou de Henry James et Le Quatuor d’Alexandrie de Lawrence Durrell.

En 1961, Cialente recommence à publier, notamment avec un roman où l’on retrouve l’inspiration orientale, Ballata levantina : on y découvre l’histoire d’une famille italienne arrivée en Égypte dans les années quatre-vingt du XIXe siècle, confrontée aux malheurs, aux trahisons et aux joies confisquées, tandis qu’en arrière-plan se déroulent guerres et mutations sociales. Les nouveautés que l’on retrouve dans les romans de Cialente sont l’unanimité des points de vue et l’attention que l’écrivaine accorde aux propos et aux sentiments du peuple. Sa sincérité piquante et sa façon de dénoncer les disparités sociales sont deux éléments fondamentaux de sa prose.

En 1966 paraît Un inverno freddissimo, roman qui se déroule à Milan, ville détruite par la guerre, où Camilla et sa famille élargie sont contraints de vivre dans des conditions de misère à l’intérieur d’un vieux grenier.

Avec Il vento sulla sabbia, en 1972, Cialente offre à nouveau à ses lecteurs une histoire qui retrouve pour toile de fond son Orient tant aimé, tandis que, quelques années plus tard, des récits déjà sortis durant la période égyptienne sont réédités.

En 1976, l’écrivaine remporte le prix Strega avec Les Quatre Filles Wieselberger, roman biographique inspiré de l’histoire de sa famille, en particulier du côté maternel, originaire de Trieste : c’est l’histoire d’une famille aisée qui vit dans la prospérité et qui, avec les deux guerres et les fascismes, voit changer de façon vertigineuse sa propre condition économique et sociale, témoignant du rapport indissociable entre public et privé, entre l’histoire, celle qui est publique, racontée dans les livres, et les histoires, les destins personnels de chaque personne. La terreur envahissante de la guerre, semble souligner Cialente, n’épargne personne, et la tragédie unit tous les êtres humains, quelle que soit leur position sociale.

N’ayant pas vécu plus de deux décennies en Italie et étant accoutumée depuis toute petite aux déplacements continuels, Cialente continue d’avoir un destin mobile, même à un âge avancé. Son existence n’a jamais de point fixe et, dans ses dernières années, après avoir longtemps voyagé à la suite de sa fille, elle vit entre Rome et la province de Varèse, pour ensuite s’éteindre en mars 1994 à Pangbourne, en Angleterre.

Sa production narrative, depuis toujours intense, partagée et humaine, sa culture hétéroclite et clairvoyante et son sens civique prononcé ont fait – et font – de Cialente une voix importante de la littérature italienne et une des personnalités intellectuelles les plus exemplaires de l’histoire européenne.

Bibliographie en italien :

  • CIALENTE, Fausta, Natalia, La tartaruga, 2019, (première édition Casa Editrice Sapienza, 1930) 254 pages.
  • CIALENTE, Fausta, Cortile a Cleopatra, Dalai Editore, 2004, (première édition Corticelli, 1936) 255 pages.
  • CIALENTE, Fausta, Ballata levantina, Dalai Editore, 2003, (première édition Feltrinelli, 1961) 383 pages.
  • CIALENTE, Fausta, Pamela o la bella estate, Feltrinelli, 1962, 157 pages.
  • CIALENTE, Fausta, Un inverno freddissimo, Feltrinelli 1966.
  • CIALENTE, Fausta, Il vento sulla sabbia, Arnoldo Mondadori Editore, 1972.
  • CIALENTE, Fausta, Le quattro ragazze Wieselberger, La tartaruga, 2018, (première édition Arnoldo Mondadori Editore, 1976), 270 pages.
  • CIALENTE, Fausta, Interno con figure, Editori Riuniti, Roma 1976 (ristampa parziale col titolo I bambini, Pordenone, Studio Tesi 1991).

Bibliographie en français :

  • CIALENTE, Fausta, Nathalie, traduit de l’italien par Henri Marchand, Nouvelle Librairie Française, 1932, 279 pages.
  • CIALENTE, Fausta, Le Figuier de Cléopâtre, traduit de l’italien par Jacques de Pressac, Julliard, 1963, 269 pages.
  • CIALENTE, Fausta, Les quatre filles Wieselberger, traduit de l’italien par Soula Aghion, Rivages, 1986, 268 pages.

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