Le Nuvolaire, de Fosco Maraini
Par Stefano Bartezzaghi
Traduction de Laura Zorloni
Il n’était encore que le jeune Fosco, mais il donnait déjà des noms aux nuages. La « nimbologie » devint une véritable passion pour l’écrivain. Voici son traité le plus excentrique.
Le premier janvier 1974, le photographe Luigi Ghirri prit une photographie du ciel. Il répéta ensuite ce geste chacun des 364 autres jours de la même année. Ciel, nuages, soleil, quelques oiseaux, quelques avions : les photos qui se succèdent dans son livre intitulé Infinito composent une sorte de roman. Les nuages, tout d’abord, les nuages sont en effet les protagonistes des histoires racontées par le ciel. Carlo Emilio Gadda le savait bien, lui qui a parsemé ses récits de nuages s’élevant derrière des montagnes manzoniennes et dont les vapeurs faisaient allusion à des histoires pas plus humaines. À l’inverse, Fosco Maraini imaginait un ciel perpétuellement dégagé et un monde orphelin de nuages et de leurs services de protection thermique et de distribution hydrique. Un monde qu’il imaginait parfaitement exempt de laideur, mais dans lequel aucune forme de vie ne pourrait subsister : « Sarebbe, è vero, un mondo perfettamente mondo d’immondo, ma nessuna forma di vita potrebbe sussistervi. »
Enfant, Maraini avait déjà écrit une poésie dans laquelle il aspirait à entreprendre des voyages en suivant des « nuages rêveurs et gondoliers ». Une question, peut-être triviale, fait alors surface : si le futur orientaliste, alpiniste, photographe, écrivain, avait reçu de ses excentriques parents le prénom Sereno (serein) plutôt que Fosco (brumeux), peut-être aurait-il été moins enclin à l’étude semi-sérieuse des nuages, des brouillards et – justement – des brumes (foschie). Il n’aurait alors probablement pas rédigé un Nuvolaire comme celui qu’il a signé du nom du Fosco, dont la dernière édition est désormais disponible.
Le texte est antérieur, mais l’histoire du livre tel que nous le connaissons aujourd’hui débuta un jour de mai 1994, quand, après avoir abordé le thème des nuages en discutant avec sa fille Toni, Fosco lui montra un de ses opuscules, publié à Florence en 1956, intitulé Principes de Nubignose analytique et différentielle, présenté comme un extrait des Atti del Sesto Congresso di Nimbologia[1]. Dans l’introduction de l’édition actuelle, sa fille Toni explique que la rédaction du texte est antidatée à 1947, quand le jeune Fosco, alors âgé de 35 ans, avait réussi à reconduire sa famille en Italie après la terrible période passée au Japon. Les Maraini s’installèrent dans un village palermitain, près de la mer. Fosco mit de côté sa vocation de globe-trotter et s’apprêta à observer les nuages sans plus rêver – pour le moment – de suivre leurs gondoles célestes imaginaires. Le temps des voyages mentaux était arrivé.
Durant la première moitié du XXe siècle, la culture était faite de mouvements, de courants, de revues, d’affiches, d’associations parfois sérieuses, comme des académies (Bourbaki), parfois burlesques, comme des cirques (la pataphysique), parfois semi-sérieuses, comme des académies de cirque (Dada). Ainsi, un certain esprit du temps fit imaginer à Maraini une discipline consacrée à une étude des nuages qui ne serait pas purement météorologique. Il la nomma « Nimbologie » et il en approfondit sa section particulièrement dédiée à l’identification et au classement typologique des phénomènes, la « Nubignose ». L’humour qui l’animait était double. Son impulsion à parodier des débats académiques le mena à inventer des noms d’experts (le Pensabenini, le Luogo-comune, Von Ap und Zu Wolkenpuff, des titres de traités, La nimbologia e le Sacre Scritture[2]), des dissensions, des scissions, des anathèmes. C’est cela, l’aspect goliardique du texte de Maraini ; heureusement, ce n’est pas le seul : ce qui aurait pu n’être qu’un curieux divertissement prend une tournure délicieuse grâce à son esprit taxonomique et nomenclateur fantaisiste qui l’a poussé à regrouper les « vapeurs de l’atmosphère » en trois sections, déterminées en fonction de la position de l’observateur humain. Les Hypérontes sont au-dessus de nous, ce sont les nuages courants ; les Périontes nous entourent (brouillards et brumes) ; enfin, les Hypontes sont les vapeurs que nous observons du dessus (par exemple, lorsqu’on est en montagne ou dans un avion). La subdivision des Hypérontes, qui occupe une grande partie du livre, propose dix-huit espèces, dont plusieurs sont articulées ultérieurement. Les différents types de nuages reçoivent des noms tels que « Griffures et Toiles d’araignée », « Toisons du Patriarche », « Plumes de feu », « Nus et Fruits » – qui sont des nuages lascifs, décrits par « l’école indienne » de « Ciandra Baciabadur », dont Maraini s’amuse à mentionner une page, dans un pastiche d’érotisme délirant, comme un Cantique des cantiques nimbologique.
En mai 1994, quand les Principes sortirent des archives de Maraini, sa fille Toni les montra à l’éditeur Samer, qui voulut les publier sous un nouveau titre, en accord avec l’auteur. C’est ainsi que naquit Le Nuvolaire. Ce fut également l’année d’une nouvelle édition des Fànfole, les irrésistibles poésies « métasémantiques » de Maraini dont on se souvenait à peine, si ce n’est grâce à Gigi Proietti, qui avait coutume de réciter le plus célèbre, Il Lonfo : « Il lonfo non vaterca, né gluisce / e molto raramente barigatta… »
Les nuages dans le ciel, les « fanfole » sur la terre sont le témoignage des distances que peut nous faire parcourir une vocation exploratrice, avec une énergie adéquate, mais peu commune, non seulement dans les zones les plus éloignées du globe, mais également le long des sentiers non moins secrets de l’imagination linguistique.
[1] Actes du Sixième Congrès de Nimbologie
[2] La Nimbologie et les Écritures saintes
Cet article est paru dans « Robinson », supplément de La Repubblica, le 1 août 2020.
MARAINI, Fosco, Il nuvolario, La nave di Teseo, 2020, 64 pages.
MARAINI, Fosco, Le Nuvolaire, traduction de Alain Adaken, Clémence Hiver éditeur, 2000, 100 pages.
Laisser un commentaire