Sirènes, de Laura Pugno

Un monde de peur.

Par Serena Terranova

Traduction de Laura Zorloni

Un monde de peur. Cancer noir de la peau, morts précoces, tristesse ; panique et pauvreté pour tous ceux qui ne sauront pas s’adapter à l’organisation d’un nouveau futur, dans lequel même le soleil est une menace. L’amour est une fonction ensevelie sous les instincts sexuels, et la plus grande passion de l’humanité est de se nourrir de viande de sirènes.

Premier roman de Laura Pugno, écrit en 2017, Sirènes est assurément une dystopie, une vision futuriste dans laquelle quelque chose a mal tourné, menant l’humanité vers un équilibre instable et sombre. Mais c’est également une histoire d’amour, d’attachement à la vie, de recherche.

Samuel, le protagoniste, ouvrier discret dans l’une des exploitations d’élevage de sirènes gardées par la yakuza (organisation criminelle japonaise qui a le contrôle de la société et de l’économie), est, derrière son apparence douce, un homme d’action, qui cherche et qui voyage dans ses rares espaces de réalité, essayant tantôt de s’en contenter, tantôt de mieux comprendre ce qu’il pourrait trouver sous la surface des choses. C’est une figure guidée par les « pourquoi » des enfants, impatient de faire le lien entre les événements dont il a été le témoin, mais qui constituent de nombreux mystères. Comme le dit l’auteure dans son roman, c’est un homme destiné à « être heureux ». Quels vont être le coût et la durée de ce bonheur, c’est l’histoire de ce roman.

Nous rencontrons Samuel après la mort de Sadako, sa compagne, pour laquelle il entretenait une profonde passion, pas entièrement avouable. Par un instinct particulier et une initiative imprévue, Samuel s’aventure dans une échappée érotique avec une sirène albinos, étrange, différente des trois autres qui sont enchaînées dans le même bassin qu’elle.

Laura Pugno nous révèle page après page le combat intérieur de Samuel contre le monde froid et contrôlé de la yakuza : la langue de l’auteure dessine une route nette sur une carte enchevêtrée. Le début du roman est complexe et difficile, il nous place au centre d’un monde que nous ne connaissons pas encore et qui nous apparaît avec toute sa capacité à opprimer et à amoindrir quiconque le traverse ; nous aussi, lecteurs, en avons peur. C’est Samuel, avec sa paisible différence, qui nous mène du chaos à la lumière, nous prouvant que l’on peut encore accomplir des gestes courageux et symboliques, comme faire fuir un spécimen de sirène et tatouer sa peau en mémoire d’un ancien amour.

Le voyage qu’entreprend Samuel mène à une double conquête, puisque dans cette société où la moindre action est la conséquence d’une autre plus grande, et où les hommes et les sirènes entremêlent leurs destins à l’intérieur d’un système violent et répressif, cette courte échappée érotique donne vie à une autre vie, inattendue, qui devient aussitôt un trésor à préserver à travers la découverte la plus ancienne et la plus convoitée de l’homme sur terre : la liberté.

Les hommes de cette société sont de petits soldats qui vénèrent le système et sont poussés par un violent désir de pouvoir et de visibilité. Les sirènes, objets privilégiés de la fièvre de contrôle des humains, sont en revanche pure fureur, animalité ardente, voracité effrénée.

Nous sommes d’une certaine façon proches des sirènes d’Homère, qui attirent les hommes avec leur chant mélodieux alors qu’elles sont entourées de squelettes d’autres déjà tombés dans leur piège ; ainsi, les sirènes de Laura Pugno sont indomptables et, pour vivre avec les êtres humains, elles sont droguées à la moindre occasion : la nourriture leur est injectée de façon artificielle, leur vie sous-marine est consacrée uniquement à la reproduction, et elles vivent enchaînées dans des bassins qui rappellent nos cages pour le bétail ; lorsque des spécimens stériles sont découverts, ils finissent dans les bordels, calmés au moyen de sédatifs qui permettent aux hommes et aux femmes d’agir librement sur les corps semi-animaux de ces créatures. Le thème de la limite, naturelle et mentale, se superpose à celui de l’obstacle, de la cage, de la frontière entre la réalité telle qu’elle apparaît concrètement et la réalité telle qu’elle pourrait être.

C’est peut-être en cela que le roman apparaît comme une œuvre ouverte, capable de rester dans le microcosme habité par Samuel et les autres personnages mais aussi dans le nôtre, nous montrant non seulement une dystopie cruelle et sanglante mais également un geste d’imagination à contrecourant qui peut se révéler exemplaire même aujourd’hui, dans notre présent avide de pouvoir et d’abus de pouvoir.

Bibliographie française
PUGNO, Laura, Sirènes, traduction de Marine Aubry-Morici, Inculte-Dernière Marge Éditeur, 2020, 171 p.

Bibliographie italienne
PUGNO, Laura, Sirene, Marsilio, 2017, 160 p.

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