Le mouvement de 1977 : une expérience littéraire italienne

Le « mouvement de 1977 » est un phénomène qui reste l’un des plus intéressants de la galaxie littéraire italienne underground du XXème siècle.

Par Francesco Ciaponi

Traduction de Laura Zorloni

En tant que spécialiste de l’histoire de l’édition indépendante, je peux affirmer sans aucun doute que l’un des phénomènes à avoir le plus attiré mon attention est le fameux « mouvement de 1977 », un phénomène qui, même après plusieurs décennies, reste l’un des plus intéressants de la galaxie underground très diversifiée du XXe siècle.

Le premier élément caractéristique de ce mouvement est la place centrale accordée à l’individu et à ses aspects les plus intimes et personnels, comme en témoigne la célèbre devise « il personale è politico » (ce qui est personnel est politique), qui mettait en avant de nouvelles thématiques telles que le rapport entre les sexes, la critique des formes hiérarchiques de la société, ou encore la condamnation de la répression du plaisir.

C’est de là que vient l’intérêt pour le concept de temps libéré, caractérisé par le refus de l’aliénation quotidienne, à laquelle on répondait par l’occupation d’espaces inutilisés tels que de vieilles usines ou des églises abandonnées, où l’on pouvait se retrouver et discuter. Ces expériences de libération constituèrent les premiers exemples de ce qui sera plus tard qualifié de « Zones autonomes temporaires », ces non-lieux provisoirement libérés dans le but de transformer les espaces abandonnés en zones où la verticalité du pouvoir était remplacée par des réseaux horizontaux de rapports occasionnels, éphémères et sans racines.

Le futur, alors teinté de sombres présages, représentait à la fin des années soixante-dix la principale question de ces jeunes, qui perçurent avec un regard prophétique le « caractère dramatique du passage obligatoire à cette société obscure et indéchiffrable du postindustriel », qui apportait avec lui le problème du travail et de ses transformations technologiques encore inconnues.

Ce nouveau phénomène, composé de jeunes des banlieues aux emplois précaires, se transforma très vite en une génération qui considérait le refus du travail comme l’élément fondamental de sa lutte volontaire — un élément identitaire qui faisait directement référence à la leçon du situationnisme.

Les mouvements antérieurs à celui de 1977 avaient toujours exprimé une profonde confiance envers le futur, mais tout cela disparut. La crise économique, qui avait entraîné un chômage endémique, avait mené l’Italie à de graves crises sociales et à un changement de scénario. Les jeunes de cette époque étaient habitués aux nouvelles technologies, qui n’étaient plus perçues comme une malédiction de la modernité, mais comme un vrai terrain de confrontations. Le concept historique d’invincibilité du sujet révolutionnaire, incarné d’abord par le prolétariat, puis par le mouvement étudiant, disparut alors, se transformant en un nouveau protagoniste aux mille identités différentes. Un nouvel être décomposé/inconvenant/oblique/louche/ambigu — transversal, comme on disait à cette époque —, capable de se répandre de façon diffuse et imprévisible.

Ces nouvelles cellules cherchaient à se réapproprier leur vie à travers la reconquête du domaine de la communication, et c’est justement dans le milieu de la communication que le mouvement, d’une part, a aggravé la crise autour de la forme traditionnelle de l’action sociale (le parti) et, d’autre part, a promu de nouvelles stratégies contre-culturelles — comme les radios libres — qui, en ce sens, représentèrent une révolution de très grande importance sur le plan des médias de masse.

En revanche, une certaine continuité avec les manifestations underground précédentes est recherchée à travers le développement de techniques de contre-information, telles que le détournement situationniste, qui consistait à soustraire des images de la culture mainstream de leur contexte naturel afin de les utiliser dans des milieux nouveaux et déstabilisants — une stratégie qui « représente l’une des techniques les plus importantes de l’inversion symbolique. Comme en judo, la meilleure réponse face à l’action de l’adversaire n’est pas de se retirer, mais d’exploiter la force qu’il a déployée en sa propre faveur ».

Une autre caractéristique du mouvement : l’abus de la falsification, étendue à tous les moyens de communication, comme une arme qui révélerait la vérité. « Le concept de faux est un concept strictement culturel ; il a ses raisons, son but, son histoire. Il est défini en fonction de systèmes de valeurs qui s’articulent dans le temps et dans l’espace, qui se transforment au cours des siècles, selon les époques, les régions et les civilisations ». Pour démontrer l’importance de la falsification dans le mouvement, il convient de rappeler la création en 1976 du C.D.N.A., Centro di Diffusione di Notizie Arbitrarie (Centre de diffusion de nouvelles arbitraires), dont l’objectif était ouvertement de propager l’usage du libre arbitre dans tous les secteurs de la société, contribuant ainsi à déstabiliser les certitudes monolithiques de la culture bourgeoise.

Les activités du mouvement de 1977 se caractérisèrent par un morcellement immense sur tout le territoire italien et par de constantes références aux avant-gardes historiques, d’une part, et aux nouvelles frontières philosophiques du couple formé par Gilles Deleuze et Félix Guattari, d’autre part.

La plupart des initiatives étaient marquées par un « rejet de la culture vue comme quelque chose de détaché de la vie quotidienne, des besoins, de la connaissance immédiate et concrète, dans la conviction que la principale forme d’apprentissage, c’est l’expérience ».

Deux autres caractéristiques propres au mouvement de 1977 en font un phénomène très particulier quand on regarde vers le passé, et représentent peut-être la véritable particularité entièrement italienne du mouvement, étant donné que les activités des différents groupes de la prétendue aile créative n’ont été trouvées nulle part ailleurs — on a même trouvé en Europe des phénomènes culturels inverses, caractérisés par un refus de l’individualisme et par un effacement de la veine utopique goliardique ; on pense par exemple au mouvement punk anglais.

Dans un premier temps, le mouvement de 1977 se positionnait clairement dans la continuité par rapport aux expériences des avant-gardes historiques : dadaïsme, futurisme et situationnisme notamment. Les expériences précédentes, en effet, n’en avaient jamais complètement perçu la dette théorique, alors qu’avec le mouvement de 1977, cette continuité était revendiquée ; c’est le cas notamment des fondateurs de la revue A/traverso, qui avaient eux-mêmes qualifié leur collectif de « mao-dadaïste ».

Par ailleurs, un autre élément de nouveauté réside dans le besoin de se créer une mémoire historique à travers l’organisation d’archives de documents, de revues, de prospectus et d’autres matériaux. En effet, c’est à cette époque-là que remontent les premiers centres de documentation, qui représentent encore aujourd’hui l’une des rares sources d’information pour les chercheurs.

C’est justement à cette période que certaines connotations typiquement contre-culturelles reprirent une certaine vigueur, telles que le vitalisme, la donnée essentielle, l’ironie, le mépris pour la politique déléguée, pour les hiérarchies et pour les « leaderismes », qui furent répandues par une véritable vague de revues et de brochures, comme les inoubliables A/traverso, du collectif homonyme bolonais, Oask?!, des « Indiens métropolitains », et Zut, à Rome.

Le collectif de Bologne concentra son activité sur le langage et sur les formes possibles de court-circuits communicatifs qu’il était possible d’atteindre en l’utilisant de façon alternative. En 1976, c’est justement le collectif A/traverso qui publia un fascicule intitulé Alice è il diavolo: sulla strada di Majakovskij, testi per une pratica di comunicazione sovversiva (Alice est le diable : sur la route de Majakovskij, textes pour une pratique de la communication subversive), dans lequel on pouvait retrouver les influences et les théories du groupe : « le terrain de l’information devient le terrain sur lequel la classe ouvrière et l’état capitaliste se disputent le pouvoir ; le langage, l’écriture et l’intervention dans le circuit de l’information deviennent donc des pratiques sur lesquelles se redéfinit le tissu matériel des rapports entre les classes, et non leur simple représentation symbolique ». Au milieu des pages de la revue A/traverso, on pouvait lire : 

briser les exigences de nettoyage, ce retard que l’écriture a pris par rapport au processus réel, grâce auquel le texte (nettoyé) nous parle du mouvement, uniquement pour le fixer, pour le cristalliser, pour nous le présenter comme immobile à l’intérieur des catégories qui, en tant que produits du passé, veulent contraindre le présent à revisiter le passé… En conclusion, le langage n’est pas un moyen mais une pratique, un terrain absolument matériel, qui modifie la réalité des rapports de force entre les classes, la forme des rapports interpersonnels, les conditions de lutte pour le pouvoir. Faire sauter la dictature de la signification, introduire le délire dans l’ordre de la communication, faire parler le désir, la colère, la folie, l’impatience et le refus. C’est là l’unique forme de la pratique linguistique adaptée à une pratique globale qui fait sauter la dictature du politique, qui introduit dans le comportement l’appropriation, le refus du travail, la libération, la collectivisation.

Nous retrouvons un autre épicentre du mouvement à Rome, avec le collectif des Indiens métropolitains et leur revue Oask?!. À force de mettre de côté des idéaux bien souvent poursuivis sans résultat, le groupe discréditait le réel en s’efforçant d’« affirmer l’idiot partout, considérer la folie comme une nouvelle forme de philosophie, de connaissance sans palimpseste, sans problèmes de relation avec un réel dont il vaut mieux se méfier ». Parmi les éléments que l’on retrouve beaucoup chez le groupe romain, il y a des montages dadaïstes, des inscriptions murales par centaines, l’utilisation d’onomatopées et la création de calligrammes, une forme d’écriture inaugurée par Guillaume Apollinaire dans laquelle le texte forme une image, et vice-versa.

Avec les Indiens métropolitains, on recommença enfin à promouvoir la fusion entre l’art et la vie, un autre thème central des avant-gardes du début du XXIe siècle. Les jeunes ne se fixèrent jamais comme objectif de changer en quoi que ce soit, mais ils tentèrent avec ironie de montrer que la vie quotidienne pouvait vraiment devenir quelque chose de différent et de joyeux. L’adoration du non-sens donnait parfois lieu à de véritables délires créatifs, comme cela s’est produit dans le cas de l’annonce distribuée à des centaines de jeunes d’une manifestation mystérieuse dont le thème était « Vendange ou bronzage intégral ? »

Le mouvement de 1977 reste donc, comme j’ai tenté de l’exposer dans les grandes lignes, un phénomène aux mille facettes, riche en spéculations théoriques qui, bien qu’elles aient probablement constitué le dernier moment d’avant-garde culturelle de l’Italie, ont accordé une valeur centrale visionnaire à des sujets tels que la communication, la technologie et le langage, qui encore aujourd’hui, plus de soixante ans après, restent des thèmes d’actualité cherchant à répondre à la question par excellence : comment pouvons-nous tous vivre une vie meilleure ?

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