TPS 2021 : Piergiorgio Pulixi, « écrire de Sardaigne, c’est me mesurer avec mon isolitude »
Le regard perçant, Piergiorgio Pulixi paraît toujours en train de bâtir des intrigues à partir du monde qui l’entoure. Membre du collectif littéraire Mama Sabot et avec une prédilection pour le noir, l’écrivain a créé en 2012 la série du policier corrompu Biagio Mazzeo. En 2015, il inaugure la série policière I canti del male, avec pour protagoniste le commissaire Vito Strega. En 2019, il publie avec Rizzoli L’Isola delle anime (L’Île des âmes), lauréat du prestigieux prix Scerbanenco. Il s’agit de son premier roman traduit en français.
Piergiorgio Pulixi, depuis les débuts de votre carrière littéraire, vous avez toujours privilégié le noir. Pourquoi ?
À l’âge de 22 ans, j’ai suivi un cours d’écriture animé par Marcello Fois (invité à la même édition du TPS, n.d.r.). À cette occasion, Fois mettait en garde les jeunes écrivains envers l’originalité : il fallait éviter à tout prix de la poursuivre. La raison était simple : toutes les histoires que nous pouvons imaginer ont déjà été racontées. Elles se trouvent dans l’Ancien Testament. Courir après l’originalité est très risqué à la fois d’un point de vue stylistique que technique, mais aussi de la structuration du roman. La seule vraie originalité que l’écrivain peut amener vient de sa vision du monde, car chacun de nous a une façon spécifique de voir les choses, mûrie au gré des expériences et des rencontres. Umberto Eco disait qu’il n’y a rien de plus créatif pour un écrivain que d’écrire dans une cage étroite. Elle le défie et l’oblige à aller au-delà de ses limites. Le giallo classique, le noir, le thriller, le mistery noir à l’anglaise sont mes cages étroites. Ils mettent en scène un crime, qui accentue autour de soi toute sorte d’émotions. C’est un point de départ parfait pour analyser la société d’un point de vue sociologique et psychologique.
Vous êtes originaire de Sardaigne, mais ce n’est que maintenant, avec L’Île des âmes, que votre terre natale apparaît dans vos romans. D’ailleurs, la Sardaigne ne se contente pas d’être un simple décor dans votre œuvre. Comment vous gérez le paysage dans votre création littéraire ?
Le territoire, dans le polar italien, est devenu un véritable personnage avec Andrea Camilleri. C’est un processus compliqué : pour y arriver, il faut capturer l’essence du lieu, son spiritus loci. C’est d’autant plus compliqué quand il s’agit de l’endroit où l’on est né et on a grandi. Dans ce cas, tout dans ce qui nous entoure est chargé d’expériences et de souvenirs et sur une île cela est davantage vrai.
Camilleri disait que l’amour est une loupe déformante : le sentiment amoureux va toujours changer la vision de l’objet aimé, qu’il s’agisse d’une personne, d’un objet, d’un lieu. Personnellement, j’ai mis dix ans à pouvoir choisir d’utiliser la Sardaigne comme décor de mes romans. De plus, il était pour moi impossible de le faire en y habitant. J’ai dû littéralement mettre la mer entre moi et mon île. Le regard de l’exilé est plus lucide et arrive à voir des choses qu’auparavant on ne voyait pas.
Quand j’ai introduit la Sardaigne dans mes romans, j’ai compris ce que voulait dire Bufalino quand il parlait de « isolitude ». C’est une condition d’abord psychologique que ceux qui viennent du « Continent » ne peuvent pas toujours comprendre. Pour les touristes, la mer donne un sens de liberté, mais pour ceux qui vivent sur l’île, la mer représente une contrainte. Pour moi, écrire de Sardaigne équivaut à me mesurer avec mon isolitude.
Dans le roman Comment nous dire adieu de Marcello Fois, il y a une phrase qui résonne également dans votre roman L’île des âmes : « Il n’y a rien de moderne qui n’ait une origine ancienne ». Qu’est-ce que dans votre écriture relie le monde ancien avec le moderne ?
Aujourd’hui, le rapport entre le lecteur et la lecture a profondément changé. Les nouvelles technologies et les réseaux sociaux ont apporté de la rapidité à notre univers et dans notre langage, ce qui fait que nous avons du mal à rester concentrés. Notre seuil d’attention moyen est de six secondes, moins que celui d’un poisson rouge, vous pouvez alors imaginer ce qu’il en est de la lecture, qui demande de consacrer une attention totale aux pages.
La seule forme qui arrive à capter l’attention des usagers, ce sont les séries télévisées. Elles sont censées être nouvelles, mais si nous les analysons d’un point de vue littéraire, elles ne font rien d’autre que répliquer les expériences des écrivains de feuilletons comme Dumas, Manzoni, Balzac. Il y a eu un changement, un déguisement visuel, mais elles utilisent un langage ancien, elles tirent les mêmes ficelles littéraires.
Nous devrions garder à l’esprit la même chose quand nous parlons de littérature : nous avons tendance à oublier qu’il est impossible de se dégager de l’ombre de ceux qui nous ont précédés. Vers les années ‘70, en Italie, la littérature a connu une crise : les écrivains ont commencé à créer des histoires tournées vers l’intérieur, alors que non seulement ce n’est pas possible, mais ce choix éloigne aussi l’attention des problèmes réels. Le nombrilisme littéraire crée une dyscrasie entre la réalité et le monde des lettres. Les scénaristes des séries télé nous donnent en ce sens une vraie leçon : pour aller de l’avant, il faut regarder en arrière et récupérer le contact avec nos racines, avec nos classiques.



Biagio Mazzeo, Vito Strega, Eva Croce e Mara Rais,… vos personnages vivent parfois le temps d’un roman, parfois d’une saga, parfois ils se croisent le temps d’un livre. Qu’est-ce qu’il détermine leur longévité littéraire ?
C’est une des choses les plus compliquées de la « sérialité » : avoir toujours des nouvelles choses à dire sur un personnage roman après roman. Voilà pourquoi j’ai choisi une sérialité modulaire : j’ai créé un univers narratif avec plusieurs personnages à ma disposition et je choisis de les utiliser selon l’histoire que j’ai envie de raconter. Dans tous les romans, il n’y aura pas forcément les inspectrices Mara Rais et Eva Croce, ou le commissaire Vito Strega. Parfois, je les fais rentrer, parfois ils sortent. Ce sont les histoires qui déterminent les personnages, pas l’inverse.
Dans vos romans, loi et justice sont des oxymores. Tous vos personnages ont un problème avec l’autorité et ont une vision personnelle de la justice. Parfois, ils sont des vrais hors-la-loi. Ce n’est pas une contradiction ?
Je vais être tranchant : je ne crois pas que la justice existe. Bien sûr, je parle de la valeur absolue de la justice. Elle n’appartient pas à ce monde, elle est personnelle et relative. Chacun a son propre sens de la justice, sa propre échelle. Si chacun devait appliquer sa propre vision, ce serait l’anarchie. Nous avons donc créé la loi. Elle est une valeur absolue, qui sur le papier devrait être applicable de façon égale à tout le monde. Loi et justice sont deux valeurs en fort contraste. Ce que j’essaie de raconter, c’est ce qui se passe quand la loi ne marche plus.
Vous faites partie du collectif littéraire Mama Sabot, créé par l’écrivain Massimo Carlotto, votre maître. Nous avons pourtant l’habitude de penser à l’écriture comme à un processus individuel. Ça veut dire quoi écrire collectivement ?
Le collectif est né comme une forme d’école en devenir. Massimo Carlotto a décidé de recueillir autour de lui neuf jeunes écrivains pour leur apprendre le métier, mais il ne l’a pas fait que de manière théorique : il a utilisé l’écriture collective d’un roman comme s’il s’agissait d’un navire-école. D’un côté, écrire en collectivité est plus simple : cela signifie que nous avons la possibilité de traiter des histoires très complexes, parce que nous sommes plusieurs à faire le travail de recherche. La difficulté c’est de moduler son écriture en faisant en sorte de ne pas montrer au lecteur l’ensemble de dix écrivains, mais une onzième main, celle qui est la somme de nous tous. Il faut trouver la synthèse parmi les différentes sensibilités. On utilise la même technique que les scénaristes : on établit ensemble l’histoire, on crée ensemble les personnages, on détaille les étapes du roman comme s’il s’agissait d’un scénario et à chacun des écrivains sont assigné des scènes, écrites chacun de son côté. Un des écrivains, choisi en amont, s’occupe par la suite de rendre la prose uniforme. C’est complexe, mais aussi très intéressant. C’est une expérience qui permet d’augmenter sa propre sensibilité. L’écriture collective nous montre comment travaillent les autres, permet de confronter nos idées de littérature.
Bibliographie française :
PULIXI Piergiorgio, L’Île des âmes, Gallmeister, 2021, traduit de l’italien par Anatole Pons-Reumaux, 544 pages
Bibliographie italienne :
PULIXI Piergiorgio, Per mia colpa, Mondadori, 2021, 280 pages
PULIXI Piergiorgio, Un colpo al cuore, Rizzoli, 2021, 516 pages
PULIXI Piergiorgio, L’isola delle anime, Rizzoli, 2019, 456 pages
PULIXI Piergiorgio, Lo stupore della notte, Rizzoli, 2019, 364 pages
PULIXI Piergiorgio, La scelta del buio, Edizioni e/o, 2017, 192 pages
PULIXI Piergiorgio, Prima di dirti addio, Edizioni e/o, 2016, 320 pages
PULIXI Piergiorgio, Il canto degli innocenti, Edizioni e/o, 2015, 224 pages
PULIXI Piergiorgio, Per sempre, Edizioni e/o, 2015, 304 pages
PULIXI Piergiorgio, L’appuntamento, Edizioni e/o, 2014, 144 pages
PULIXI Piergiorgio, Una brutta storia, Edizioni e/o, 2012, 448 pages
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