Le Professeur et la Sirène, de Giuseppe Tomasi di Lampedusa
Pendant l’hiver 1956-57, quelques mois avant sa mort, Giuseppe Tomasi di Lampedusa a écrit une longue nouvelle qui parlait, disait-il, « de professeurs d’université ». Il avait 60 ans et sa production littéraire comprenait alors quelques pages de Ricordi d’Infanzia et Le Guépard (Il Gattopardo), son premier et dernier roman, écrit très tard, et pour lequel il n’avait pas encore réussi à trouver un éditeur.
Giuseppe Tomasi di Lampedusa représentait le dernier rempart d’une ère magnifique. Alors que la Sicile entrait dans la modernité et que son monde de gattopardi était vaincu par les temps, lui, dernier descendant d’une famille très noble, avait passé la plus grande partie de sa vie noyé dans une belle époque sans fin, entre voyages à travers l’Europe, lectures interminables, cercles aristocratiques et longues promenades dans les rues de Palerme. Dans ses dernières années, à la fin de 1954, il avait commencé à écrire le roman qui le rendrait (mais seulement de manière posthume) immensément célèbre. Peut-être avait-il commencé à écrire précisément parce qu’il avait compris qu’il était le témoin exceptionnel d’un univers sicilien aristocratique qui était sur le point de disparaître, sans laisser de trace de son histoire somptueuse.
Giuseppe Tomasi était, comme l’appelle son biographe David Gilmour, un « écrivain réticent ». Mais l’on peut imaginer qu’il regrettait d’avoir attendu si longtemps avant de prendre la plume. Après avoir fini d’écrire son roman, en décembre 1956, Tomasi di Lampedusa écrivit trois nouvelles. La plus longue fut cette nouvelle de « professeurs d’université ». Après sa mort, elle fut publiée sous le titre Lighea. Il l’appelait La Sirena. En français, elle a été traduite par Le Professeur et la Sirène.
C’est une histoire excentrique, écrite dans un langage élégant, qui commence en évoquant un café de Turin et les mésaventures amoureuses d’un jeune journaliste sicilien, continue en présentant la figure d’un ancien helléniste, fait ensuite un saut de cinquante ans dans le passé, se déplace sur la côte sicilienne, met en scène la rencontre de l’helléniste avec une sirène, entraîne le lecteur dans le monde du mythe et l’enchante avec les descriptions d’une Sicile hors du temps. L’histoire de l’illustre helléniste Rosario La Ciura, marquée à jamais par la rencontre juvénile avec une créature marine, se déroule entre passages lyriques dans lesquels les descriptions de la nature sicilienne, les thèmes de la mort, de l’érotisme, de la poésie, se confondent avec le rythme des ressacs de la mer, d’une prose musicale.
Il a été dit que Le Guépard est le meilleur guide que l’on puisse trouver sur la Sicile. J’ajouterais que Le Professeur et la Sirène en est un autre, car dans cette nouvelle est décrit (de la plus belle des façons) ce lien des sens qui unit certains scénarios siciliens à certaines des plus belles pages de la littérature grecque. Lampedusa écrit le charme de la « Sicile éternelle », cette Sicile qui a vu les mythes convoqués par l’auteur sicilien naître :
Ainsi nous parlâmes de la Sicile éternelle, celle des choses de la nature ; du parfum du romarin sur les Nebrodi, du goût du miel de Melilli, de l’ondoiement des moissons lors d’une journée de vents en mai, tel qu’on le voit depuis Enna, des solitudes autour de Syracuse, des rafales de parfum déversées sur Palerme, dit-on, par les plantations d’agrumes lors de certains couchants de juin. Nous parlâmes de l’enchantement de certaines nuits d’été devant le golfe de Castellammare, quand les étoiles se reflètent dans la mer qui dort et que l’esprit de celui qui est couché à la renverse au milieu des lentisques se perd dans le gouffre du ciel, alors que son corps, tendu et aux aguets, craint l’approche des démons.
Une Sicile dont les dernières pages de la nouvelle annoncent la décadence, entamée dans le dernier acte de l’histoire, l’incursion des alliés américains anéantissant les derniers souvenirs de Rosario La Ciura. Alors que les lieux de l’initiation érotique du professeur, la portion de côte entre Augusta et Syracuse, « le plus bel endroit de Sicile », là où la mer a « la couleur des paons », font aujourd’hui partie des zones les plus polluées et défigurées d’Europe, la redécouverte de cette nouvelle, avec sa réflexion sur la beauté et la nature, s’avère précieuse et très actuelle.
TOMASI DI LAMPEDUSA, Giuseppe, Le professeur et la sirène, traduction de Jean-Paul Manganaro, Points, 2017, 216 p.
TOMASI DI LAMPEDUSA, Giuseppe, La Sirena, Feltrinelli, 2014, 62 p.
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