Conversation avec la traductrice Laura Brignon

La musicalité, pour toutes les langues d’ailleurs, est une part extrêmement importante du travail de traduction.

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Laura Brignon, ©Romain Boutillier/ATLAS

Par Gessica Franco Carlevero

Lors d’une belle journée ensoleillée, j’ai rencontré Laura Brignon dans un café de Marseille. En constatant sa maîtrise de l’italien dans les messages échangés, j’étais persuadée qu’elle était Italienne, mais finalement un tout petit accent français a révélé que non, elle est Française, Toulousaine.

Nous avons parlé de littérature italienne, de son travail de traductrice, et rapidement j’ai eu le ressenti de connaître Laura depuis toujours. Peut-être en raison de certaines passions partagées, comme celle pour les romans Terra matta de Vincenzo Rabito, ou La Neige, le Chien, un Pied de Claudio Morandini (éditions Anacharsis).

Actuellement, à seulement 32 ans, Laura Brignone a déjà traduit une vingtaine de livres comme La Photographie d’Ugo Mulas (éditions Le Point du Jour, 2015), Bacchiglione blues de Matteo Righetto (éditions La dernière goutte, 2015), Case départ de Nicola Lagioia (Arléa, 2014) et Voyage en Éthiopie de Curzio Malaparte (Arléa 2012).

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— Comment es-tu devenue traductrice littéraire de l’italien ?

J’avais une vingtaine d’années, et ne savais pas trop vers quelle activité m’orienter après une classe préparatoire littéraire et une licence LLCE d’italien. En discutant avec une traductrice, j’ai eu comme une révélation : ce métier pouvait me permettre de passer mes journées concentrée sur mes deux grandes passions, la littérature et l’Italie/l’italien. Je crois que j’avais jusque-là écarté cette voie sans trop y réfléchir parce que je n’imaginais pas qu’on pouvait en vivre. J’ai donc fait un master de traduction, durant lequel j’ai eu l’occasion de faire ma première traduction pour l’édition, une pièce de théâtre, ce qui m’a confirmé combien cela me plaisait. À partir de là, j’ai essayé autant que possible de multiplier les expériences, y compris dans des domaines plus techniques pour me faire la main, de me tenir informée, de rencontrer des gens, d’être force de proposition. Le tout sans jamais arrêter de lire tous azimuts. Après le master, j’ai participé à la Fabrique des traducteurs pour la session franco-italienne, un programme de formation pour jeunes traducteurs conçu par l’association ATLAS, à Arles. C’est à cette époque que j’ai décroché mon deuxième contrat. Par la suite, de fil en aiguille (propositions de ma part acceptées, rencontres, bouche-à-oreille, etc.), les choses ont commencé à prendre forme. Pour finir sur le plan de la formation à la fois théorique et pratique, j’ai fait une thèse en littérature italienne sur la traduction d’un texte particulièrement épineux (l’autobiographie de Vincenzo Rabito), tout en continuant en parallèle de traduire d’autres textes.

— Tes traductions sont très variées, tu t’es occupée d’auteurs classiques comme Carlo Levi et Curzio Malaparte et d’auteurs contemporains comme Claudio Morandini et Nicola Lagioia. D’après toi, est-ce qu’il y a un fil rouge avec les écrivains italiens de la génération précédente ou y a-t-il eu un changement important dans la littérature contemporaine ?

Il est vrai que j’ai un petit faible pour les belles écritures classiques, ce qui a sans doute joué dans ma recherche d’inédits de Malaparte ou de Carlo Levi, deux auteurs qui m’ont beaucoup marquée lorsque j’ai découvert la littérature italienne. Ce que je recherche toujours est au fond assez large et évidemment subjectif : une écriture pensée, travaillée et mise en œuvre avec art au service d’une vision personnelle du monde, que ce soit le nôtre ou celui que l’écrivain a créé, et je crois qu’on trouve des œuvres de ce type à toutes les époques, même si évidemment le contexte et les tendances du moment peuvent influencer les écritures et correspondre plus au moins à mes goûts personnels.

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— Aujourd’hui, en Italie, on a tendance à penser que la littérature italienne vit un moment de crise, qu’il n’y a plus d’auteurs dignes de l’histoire littéraire du pays. Qu’est-ce que tu en penses ?

Je ne suis pas d’accord. Je lis des romans contemporains italiens de grande qualité. En revanche, je suis plus pessimiste – et ce discours vaut aussi pour le marché français – à cause de la quantité excessive de publications, qui empêche les textes d’avoir une vie durable, si ce n’est une vie tout court, en librairie. De plus, parmi ces publications, les titres qui occupent le plus de place, y compris médiatique, ne sont pas toujours les meilleurs à mon sens.

— Quand tu travailles sur le livre d’un écrivain contemporain, est-ce que tu as des échanges avec l’auteur ou préfères-tu plutôt garder une certaine distance pour ne pas être influencée ?

J’essaie autant que possible de ne pas être envahissante, donc je ne contacte l’écrivain que lorsque j’ai des doutes que je n’ai pas réussi à résoudre autrement (c’est-à-dire par mes recherches et en interrogeant des confrères traducteurs français-italien et italien-français). Il est arrivé à plusieurs reprises que je traduise un écrivain contemporain sans le contacter. Exceptionnellement, lorsqu’il s’agit d’un auteur qui comprend très bien le français et a l’habitude de le lire, je peux aussi demander son avis sur la manière dont j’ai choisi de traduire une formulation spécifique récurrente, et donc importante pour la couleur qu’aura le texte en français. C’est arrivé récemment avec Claudio Morandini.

En revanche, lorsqu’il s’agit de textes que je propose moi-même en France, il arrive régulièrement que je prenne contact avec les auteurs avant la traduction éventuelle de leur œuvre, pour leur faire part de mon intérêt pour celle-ci et les informer de ma démarche.

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— On dit que l’italien est une langue chantante. Est-ce que cette musicalité est présente aussi dans les textes écrits ?

Oui, bien sûr. La musicalité, pour toutes les langues d’ailleurs, est une part extrêmement importante du travail de traduction. D’où ma tendance et, je crois, celle de beaucoup de confrères, à lire à voix haute le texte que je traduis et ma traduction.

— Y a-t-il un livre déjà édité en France dont tu aurais aimé t’occuper ? Et y a-t-il un livre dont tu voudrais absolument qu’il soit publié en France ?

Oh, évidemment, dès que je lis un texte que j’aime en italien, je voudrais idéalement m’en occuper, il y a une forme de boulimie là-dedans ! Mais, en réalité, j’éprouve plutôt une sorte de joie par procuration en pensant au traducteur ou à la traductrice qui a eu la chance de s’y plonger. Et c’est un grand bonheur de lire de belles traductions de beaux textes : je pense par exemple à celle de S’agapo de Renzo Biasion par François Maspero, publiée à la Fosse aux ours, que je trouve splendide.

Et, oui, j’ai eu récemment un véritable coup de cœur pour un texte italien, dont j’espère vraiment qu’il sera publié en France, mais je n’en dis pas plus par scaramanzia.

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— Et pour conclure, comment se déroule la journée d’un traducteur ? Concrètement, quels sont tes outils ? Travailles-tu encore avec des dictionnaires, passes-tu la journée en pyjama ou au bar, écoutes-tu de la musique grégorienne… ?

J’ai quelques dictionnaires papier, mais la plupart sont en ligne. Ceux dont je ne pourrais pas me passer sont le CNRTL et le Treccani. Et puis j’ai mes « outils vivants », tout aussi indispensables : des amies elles aussi traductrices italien-français et vice versa, connues lors de la Fabrique des traducteurs. Depuis, nous avons l’habitude de partager nos questions et nos points de vue.

On peut en effet (trop) facilement passer la journée en pyjama. Pour éviter ça, je loue un bureau partagé, qui me permet aussi de changer de cadre. Mes journées dépendent aussi des phases du travail. Pendant les deux premiers jets, je ne lâche pas l’ordinateur, et je passe le plus clair de mon temps chez moi ou au bureau. Par contre, les phases de relecture papier me permettent d’être plus mobile et, selon la météo, elles se passent parfois dans un bar ou bien dans un parc, etc. J’aime bien aussi profiter de mes trajets en train pour les relectures papier. Enfin, il y a aussi les phases de lecture tout court, qui occupent une grande partie de mon temps et peuvent elles aussi se dérouler partout.

Une autre particularité de la journée du traducteur, qui est d’ailleurs sans doute valable pour d’autres activités, c’est qu’elle continue à notre insu. Il m’arrive très souvent de faire tout autre chose, persuadée que je ne pense pas au travail, et là, un mot ou une tournure restés irrésolus du texte que je suis en train de traduire m’apparaissent en français, comme sortis de nulle part. C’est assez fascinant.

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