Conversation avec Florence Courriol :
« Ma passion pour l’italien remonte à mes années lycée […] C’est à partir de là qu’est né mon goût pour la traduction de l’italien vers le français, et mon amour pour la langue italienne, dont j’ai voulu faire mon métier. »

Par Martina Petrucci
Révision de Sophie Maglia
Docteure en études italiennes de l’université de Bourgogne, agrégée d’italien et collaboratrice de La Bibliothèque italienne, Florence Courriol est aussi traductrice. Nous avons l’honneur de converser avec elle à propos du domaine de la traduction littéraire, en profitant de cette occasion pour parler également de sa dernière traduction, à savoir le premier roman de Laura Mancini, Rien pour elle, qu’elle a traduit avec Lise Chapuis.
Tout d’abord, comment as-tu découvert ta passion pour la traduction littéraire et, notamment, ton intérêt pour l’italien ?
Ma passion pour l’italien remonte à mes années lycée, lorsque je l’étudiais en section italophone à la Cité scolaire internationale de Lyon, avec un professeur venu d’Italie dont je suis restée l’amie. Il m’avait fait participer à plusieurs concours (écriture en italien dans le cadre de la Settimana della lingua italiana nel mondo ; traduction lors du Concours général d’italien). C’est à partir de là qu’est né mon goût pour la traduction de l’italien vers le français, et mon amour pour la langue italienne, dont j’ai voulu faire mon métier. J’ajoute à cela que j’ai baigné dans une culture plurilingue, ma mère étant d’origine roumaine, et dans une atmosphère « traductive », car mes deux parents sont aussi traducteurs du roumain et vers le roumain.
Voudrais-tu nous raconter ton parcours de traductrice ? A-t-il été difficile pour toi d’entrer en contact avec le monde de l’édition ?
J’ai commencé, poussée en cela par mes professeurs de l’École normale supérieure de Lyon, par un beau projet universitaire : la traduction, l’édition critique et la publication chez Classiques Garnier d’inédits du grand historiographe italien Francesco Guicciardini, contemporain de Machiavel. J’ai ensuite eu la chance de participer à ce magnifique et ambitieux programme qu’est la Fabrique des traducteurs, portée par le Collège international des traducteurs littéraires d’Arles et, lors de cette année-là, par le Collège des traducteurs de Looren (Suisse) : j’y ai été sélectionnée pour la promotion italien/français de 2014 (la seconde édition), avec cinq autres jeunes collègues, trois traduisant de l’italien vers le français, deux dans l’autre sens. Nous avons bénéficié d’un tutorat de traductrices et traducteurs littéraires professionnel(le)s, et ce pendant deux mois complets. Chacune d’entre nous travaillait sur un projet personnel, sans nécessairement avoir conclu de contrat avec une maison d’édition. Ce projet a pour but d’assurer la relève et de faire entrer les traductrices et traducteurs en herbe dans le métier, en leur apportant soutien intellectuel, financier et en leur faisant découvrir le monde éditorial (visites de maisons d’édition en France et en Italie, participation à des festivals littéraires en Suisse). À partir de là, j’ai eu de plus en plus envie de me jeter dans le grand bain de la traduction littéraire. Il n’est certes pas chose aisée de se faire une place, et je continue à proposer des textes à des éditeurs et à persévérer. Je traduis également pour des festivals littéraires avec lesquels je collabore, pour des revues littéraires, etc.
L’une des questions que je me suis tout de suite posées est : qu’est-ce qui t’a amenée à découvrir Rien pour elle ? Étant donné qu’il s’agit du premier roman de Laura Mancini.
C’est mon amie et collègue traductrice Lise Chapuis qui m’a invitée à la découvrir en menant un travail de traduction à quatre mains. Ce roman lui avait été proposé par la maison d’édition Agullo, qui l’a déniché pour son catalogue. J’étais enthousiaste de travailler avec Lise et de pouvoir découvrir cette nouvelle plume, et enfin de traduire un roman dont l’un des personnages centraux est… Rome… ma ville de cœur, où j’ai vécu il y a peu pendant deux ans.
Tu as traduit ce livre avec le concours de Lise Chapuis, quelles sont tes impressions à propos de la collaboration entre deux traductrices ? La traduction est pour moi une sorte de réécriture, qui est censée parcourir, en équilibre, la ligne qui sépare par la sensibilité l’auteur.rice du/de la traducteur.rice ; pour cette raison, je trouve qu’il y a une composante très personnelle cachée derrière ce métier. En effet, j’imagine qu’il faut prendre des décisions en commun par rapport aux choix traductifs, qui peuvent changer d’un.e traducteur.rice à l’autre. Qu’est-ce que tu peux nous raconter à ce sujet ?
C’est ma première expérience de traduction à quatre mains d’un roman. Une belle aventure, dont nous avions le projet et l’envie avec Lise depuis un moment, avec des idées d’auteurs, mais qui n’avaient pas encore abouti. Je ne peux que l’en remercier. Nous nous connaissons et entendons très bien et avons déjà travaillé ensemble dans le sens où Lise a été l’une de mes tutrices, justement, lors de la Fabrique ! Nous partageons un même goût pour la littérature, pour la langue italienne, et française, et je crois aussi que nos sensibilités se rejoignent sur nombre de points. Il y a certes un travail d’harmonisation et de relecture plus long, des compromis à faire — comme dans chaque traduction, qu’on soit seul face au texte ou à plusieurs —, mais j’ai trouvé qu’il y avait surtout une richesse de dialogue, un partage du temps plus confortable, et enfin deux regards avisés qui en valent plus qu’un !
Pour aller un peu plus dans les détails, dans Rien pour elle, comment avez-vous choisi de rendre le patois romain ? Je fais référence à des phrases que j’ai remarquées dans le texte en italien, comme par exemple : « la tragedia è ‘na coperta, te la sfilano quando t’addormi e te n’accorgi che ormai è tardi » (p. 15) ou « Era tutto un te ricordi, raccontame un po’, com’è andata a finì poi » ? (p. 17)
Je crois tout d’abord que, plutôt que de « patois » — un terme ayant pris une connotation péjorative et désormais employé pour décrire les « résidus » de dialectes en France — il faudrait parler pour l’Italie d’une grande variété d’idiomes locaux, ravalés au rang de « dialectes » face à la langue italienne provenant du florentin (érigé dès le XVIe siècle en langue commune des élites). Le grand linguiste Tullio De Mauro notait ainsi que cette « fragmentation ethnico-linguistique n’a pas d’équivalent en Europe » (DE MAURO, Tullio, Storia linguistica dell’Italia unita, Bari: Laterza, 1970, p. 17). Une telle cohabitation langue/dialectes, qui a toujours été une caractéristique de l’Italie, a donné ses fruits chez les écrivains, et l’insertion de variétés linguistiques a parcouru l’histoire de la littérature italienne dès les origines. La question sur le romanesco a donc été très importante pour nous, et nous a fait longuement réfléchir. C’est une problématique fondamentale également dans la littérature italienne contemporaine, sur laquelle je me suis d’ailleurs spécialisée en y consacrant ma thèse de doctorat. Elle est à évaluer au cas par cas, selon l’emploi qu’en font les auteurs et même en fonction de chacun des textes d’un même écrivain. L’exemple le plus parlant, y compris pour des lecteurs francophones, de mélange de dialectes d’Italie avec la langue italienne dite « standard » est celui du Sicilien Andrea Camilleri. Or si l’on observe la prose de Niente per lei, le romanesco, qui donne une couleur au texte ancré dans la réalité romaine de la seconde partie du XXe siècle, est uniquement employé pour les insertions de dialogue (au discours direct ou indirect libre), c’est-à-dire pour la prise de parole ; il n’est pas diégétique — donc pas au niveau de la narration — comme cela est le cas chez un Camilleri, pour le citer à nouveau, et c’est là une différence de taille. Ainsi avons-nous choisi de faire parler les protagonistes employant ce dialecte dans une langue française populaire, quelquefois familière, qui donne à voir le registre et la classe sociale (prolétaire) dont ils sont issus. Le lecteur francophone trouvera donc à dessein quelques ruptures syntaxiques typiques de l’oral ; quant au lexique, nous avons pris soin, lorsque nous avons eu recours à l’argot, que ce dernier corresponde bien sûr à la période historique où il a été prononcé — en somme, qu’il n’y ait pas d’anachronisme lexical. Ajoutons que, ce faisant, nous avons voulu éviter l’écueil de l’exotisme/la couleur locale : car tel n’est pas le but de Laura Mancini, mais bien au contraire de « raconter une figure invisible de l’Histoire, une femme, une sensibilité fière malgré ses origines humbles », comme elle nous l’a affirmé. C’est donc bien la variation linguistique liée à l’appartenance sociale, ce que la sociolinguistique nomme la diastratie, qui est mise en avant.
Et en ce qui concerne l’adverbe « rien », qui est le mot clé du roman et qu’on retrouve déjà dans le titre, parfois il a été traduit par « nulle part », pour des raisons propres à la langue française. Retiens-tu que ce choix a impliqué une perte dans l’échange traductif ?
Comme tu le dis bien, les exigences du français, les différences de syntaxe entre la langue italienne et la langue française, les idiotismes, font que l’emploi de l’adverbe, pronom indéfini et substantif italien niente ne recoupe pas celui du français. Citons quelques cas tirés du texte original : « Ma lei restava lì ferma, instupidita, pazza del niente che le aveva lasciato la guerra » (p. 23). Ainsi substantivé, niente ne peut être traduit littéralement en français, d’où notre solution du substantif « le néant ». À propos du passage auquel, me semble-t-il, tu fais référence, nous l’avons cette fois-ci traduit par « nulle part » afin de rendre compte de la dimension spatiale qui est ici mise en avant : « Uscirne così, con una curiosità senza freni zampillata dal niente, fu una sorpresa inaspettata » (p. 45). Enfin, pour donner un dernier exemple où niente ne peut être traduit par son équivalent transparent, lisons cette phrase : « Il raccontino era insignificante, non offriva trovate, né riso né pianto, non era fantasioso né realistico, niente dialoghi né sorprese, non sarebbe interessato neppure a un bambino » (p. 44). Nous l’avons traduite ainsi : « Le petit récit était insignifiant, sans trouvailles, ni rires ni larmes, il était dépourvu d’imagination comme de réalisme, de dialogues et de surprises, il n’aurait même pas intéressé un enfant » (p. 56). Je ne considère donc pas qu’il s’agit d’une perte, d’autant que l’adverbe « rien » apparaît très souvent dans notre traduction.
Enfin, aimerais-tu traduire d’autres auteur.rice.s italien.ne.s ?
Bien sûr, j’en aurais très envie ! Je lis beaucoup de littérature contemporaine (mais relis aussi des classiques) et il y a de belles pépites à faire découvrir aux lectrices et lecteurs francophones, que ce soit des romans, des nouvelles ou même de la bande dessinée, que j’apprécie également. Un autre pan de la littérature d’expression italienne est celui qui provient du Tessin, en Suisse : il gagne à être connu en dehors de ses frontières, comme j’ai voulu le faire avec la traduction du roman La disdetta d’Anna Felder, aux éditions Le Soupirail.

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